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Laurent Corvalán Gallegos et Vincent Isnard / Massages acousmatiques : Scotché 4/4

Le blog des résidences artistiques

En septembre dernier se déroulait à l’Ircam une expérience dont la tenue pourrait en surprendre plus d’un puisque, en dépit d’un protocole d’une grande rigueur scientifique, elle se situe aux confins de cette frontière si ténue qui sépare l’artistique du bien-être, sinon du soin. En Studio 5, une soixantaine de volontaires s’est ainsi abandonnée aux mains expertes de l’Ensemble Irma, interprétant un « massage acousmatique » sous la supervision active de Laurent et Vincent Isnard. Divisée en deux groupes égaux, l’un réunissant des personnes familières à ce type de pratiques artistiques, l’autre des personnes que l’on qualifiera de « naïves », cette cohorte livrera des enseignements précieux quant au réinvestissement de cette pratique dans le champ de la production artistique comme du soin. Parmi tous ces volontaires se trouvait l’auteur de ce blog, « envoyé spécial », voire carrément « embedded ».

J’y suis.
Enfin.
Je dois avouer que, depuis le jour où, pour la première fois, on m’a parlé de cette résidence en recherche artistique et de cette semaine de tests à grande échelle, j’ai voulu y participer. Et maintenant, ça y est : allongé sur un matelas, les yeux bandés, baigné d’une douceur bienveillante, le silence à peine troublé par le frôlement de quelque tissu, j’attends. Je connais le protocole. On nous l’a rappelé à l’instant. Mais j’avoue ne pas trop savoir à quoi m’attendre réellement. Ni, surtout, comment je vais réagir. Plus précisément : comment mon corps et mon esprit vont réagir. Ensemble ou séparément.

Dispositif pour l'expérience © Deborah Lopatin

En vérité, l’expérience a commencé quelques jours plus tôt. Par mail, j’ai été invité à répondre en ligne à un questionnaire concernant mes habitudes de vie et d’écoute : Me suis-je déjà prêté à une telle expérience ? Certains bruits me sont-ils désagréables ?
Sur le chemin vers la Place Stravinsky, je me suis demandé si j’allais reconnaître certain.e.s des autres cobayes. Mais non. Au hasard de quelques mots échangés, j’ai d’ailleurs cru comprendre que la plupart ne sont pas vraiment familier.ère.s de l’Ircam et de ses activités. Notre groupe est parfaitement paritaire, avec des âges que j’évalue entre 20 et 45 ans. Une fois la feuille de consentement signée, on nous a fait remplir un premier questionnaire simple renseignant notre état émotionnel à cet instant. On nous a également enregistré les un.e.s après les autres lisant une phrase toute simple. Puis les interprètes nous ont demandé de fermer les yeux et, nous prenant délicatement par le bras, nous ont guidés à l’aveugle jusqu’à un matelas étalé sur le sol.

Enfin, ça commence. Diffusés très doucement par haut-parleurs, des bruits discrets de froissements de papier caressent l’oreille. Puis ce qui semble du sable s’écoulant dans un récipient. Un peu plus tard, je crois reconnaître le chant d’une baleine – auquel répondront quelques notes de piano préparé. Rapidement toutefois, les sons perdent leur identité, se mêlent les uns aux autres, déclenchent un imaginaire qui m’est sans doute propre, mais que je ne maîtrise pas véritablement : je projette ainsi sur ce que je perçois un bruit d’eau défilant sur une coque de voilier, entendu de l’intérieur de la cabine. Bien malgré moi, mes habitudes d’écoute reprennent temporairement le dessus, et je distingue la structure du discours, dont se dégagent au moins deux grandes parties, et quelques sections où se développent certaines typologies de matériau.

Malheureusement, au bout d’une vingtaine de minutes, l’horaire de l’expérience (début d’après-midi), la position allongée, le calme de l’environnement sonore, le tout les yeux fermés rendent inévitable un léger assoupissement, que je ne crois pas très long toutefois – deux ou trois minutes au plus. Après quoi je me force à bouger, à recaler mon corps, à la fois pour mon confort et pour éviter de sombrer à nouveau. La première session prend fin. Les sons, certes spatialisés, étaient exclusivement diffusés par des haut-parleurs. Aucun autre sens que l’ouïe n’a été sollicité. Nous sommes invités à nous lever, à sortir et à remplir un deuxième questionnaire, plus complet, concernant notre état émotionnel et nos ressentis. On nous enregistre à nouveau lisant la même phrase – sans doute pour comparer le ton de nos voix avant et après chaque session, et évaluer un éventuel impact que l’expérience aurait eu sur nous, consciemment ou non. Je me demande fugacement si ces enregistrements seront analysés à l’aide d’une IA.

La deuxième performance me scotche. Littéralement. À tous les sens du terme. Je ne peux plus bouger, mes muscles sont détendus jusqu’à l’engourdissement. Dans le même temps, tous mes sens (exception faite de la vision) sont en alerte, attentifs au moindre son, au moindre souffle d’air qui caresserait mon visage, à la moindre variation de pression à la surface de ma peau.
Les sons qui nous sont proposés sont exactement les mêmes – ils suivent du moins la même partition – mais, pour la plupart, quand leur nature le permet, sont joués en chair et en os par les interprètes, parfois dans un sentiment de grande proximité avec nous. L’impression est saisissante : je suis d’emblée captivé par leurs douceurs et leurs textures. Par moment, le discours sonore s’accompagne d’un discours tactile. Pas vraiment un « massage », mais de légers contacts, sur le bas des jambes, les avant-bras… dont la délicatesse et la nature n’est pas sans rappeler celles des sons.

Ensemble irma © Deborah Lopatin

Si la première performance a éveillé ma curiosité, ouvrant un très large imaginaire (et pas uniquement sonore), la deuxième me rend bien plus présent au monde. Je ne songe ni au passé (excepté pour me resituer dans la forme musicale) ni à l’avenir (à part pour me dire que j’aimerais que cela ne s’arrête pas trop vite). Dans l’instant, donc, et attentif à mon environnement immédiat (entre deux et cinq mètres). On pourrait dire que, si le plaisir que j’ai tiré de la première performance était principalement intellectuel, la seconde – qui correspond véritablement au concept de massage acousmatique tel que développé par les frères Isnard – m’a plongé dans une forme de ravissement physiologique, voire charnel.

En sortant de là, alors que je remplis un dernier questionnaire et lis une dernière fois la même phrase, par une étrange association d’idées, je repense à ces études scientifiques[1] qui démontrent que nous ne sommes jamais sensibles à des chatouilles que nous nous procurons à nous-mêmes – même si c’est via une machine, actionnée de manière mécanique ou informatique. Quel rapport ? Je ne sais pas. Mais j’ai le sentiment qu’il y a dans ce concept de « massage acousmatique » quelque chose du vivant, du vivre ensemble, de l’attention à l’autre.

Je me demande aussi si, d’une session à la suivante, on ne change pas d’un coup trop de paramètres du protocole : à la fois la nature de la production du son, et l’aspect tactile[2]. Le fait que les deux sessions soient si rapprochées dans le temps, et que la mémoire immédiate de la première soit donc directement sollicitée au cours de la seconde, ne brouille-t-il pas aussi le ressenti du moment ? On sait en effet combien la répétition de l’écoute d’une pièce peut aider à mieux en apprécier la richesse et les beautés… Une expérience intéressante, donc, et pas seulement pour les artistes-scientifiques à l’œuvre, mais aussi pour le cobaye éphémère que j’ai été.

Jérémie Szpirglas

[1] Blakemore, Sarah-Jayne, et al. “Why can't you tickle yourself?”. Neuroreport, 2000, vol. 11, no 11, p. R11-R16.
Harris, Christine R., et Christenfeld, Nicholas. “Can a machine tickle?”. Psychonomic bulletin & review, 1999, vol. 6, p. 504-510.
[2] Vincent Isnard et Laurent Corvalán Gallegos me préciseront a posteriori que l’ordre de passage des conditions expérimentales variait selon les groupes. La moitié des groupes de participant.e.s commençaient par l’auditif seul, l’autre moitié par l'audio-tactile : « Nous nous attendions effectivement à ce type d’effet d’habituation qu’on doit contrôler, et cela fait partie de ce que nous sommes en train d'analyser à partir des données récoltées. C'est un procédé expérimental standard pour pouvoir tester différentes conditions (de même qu'on a comparé des « naïfs » et des « experts ») ».