Sivan Eldar en studio
L’Opéra aux neuf couleurs | Enjeux artistiques
Dans une forêt touffue, un homme se noie. Attiré par ses cris, un cerf accourt pour le sauver. Plein de gratitude, l’homme retourne dans son village où il apprend, hélas, que la Reine a rêvé d’un cerf magique qu’il faut capturer pour rendre sa prospérité au royaume. L’homme est alors confronté à conflit de loyauté : se joindre à la chasse, ou convaincre le Roi de laisser au cerf sa liberté. Cette légende du cerf aux neuf couleurs (Nine Jewelled Deer en anglais) nous est parvenue notamment sous la forme d’une fresque, réalisée entre les IVe et VIe siècles dans les « grottes des mille Bouddhas » à Dunhuang, dans la province chinoise de Gansu. Ces grottes fascinent depuis bien longtemps le metteur en scène Peter Sellars, au point d’y organiser des visites avec des artistes venant du monde entier. Parmi ces invités figurait la chanteuse indo-américaine Ganavya Doraiswamy.
Un peu plus tard, dans un palazzo italien, cette même Ganavya assiste à une présentation de Like Flesh, le premier opéra de Sivan Eldar, au cours de laquelle cette dernière évoque Heave, pièce réalisée à l’Ircam en 2018. La compositrice raconte : « Dans le cadre de la composition de la partie électronique, pour nourrir les modèles de "sample based-sound synthesis" (synthèse sonore à partir d’échantillons), j’avais enregistré toute une série de sons quasi imperceptibles : l’intérieur aqueux d’un fruit ou d’un légume par exemple, ou celui, visqueux, d’une viande ou d’un poisson… Après la présentation, Ganavya m’a parlé de sa grand-mère et de son "Orchestre de cuisine". »
Répétitions de The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
Seetha Doraiswamy, légende de la musique carnatique, avait l’habitude de convier des femmes dans sa cuisine, pour partager leurs histoires les plus difficiles. Ensemble, elles sublimaient ces souvenirs douloureux en poésie, et accompagnaient les récits avec des instruments trouvés sur place : des ustensiles de cuisine et des graines. « Ganavya a été séduite par la manière dont j’avais moi-même transformé ma "cuisine" en textures musicales. Au sens où mes échantillons devenaient des mondes sonores charriant une sémantique. Cela lui rappelait l’exploration du banal, auquel sa grand-mère et elle se livraient, pour en faire du transcendant. »
La conversation ainsi amorcée entre les deux musiciennes se poursuit jusqu’à ce que Sivan fasse à son tour la rencontre de Peter Sellars. Quelques mois plus tard, les trois artistes se retrouvent chez lui à Los Angeles pour leur première résidence de création, au cours de laquelle la légende du cerf aux neuf couleurs refait surface, en même temps que divers textes et poèmes autour de thèmes similaires : le divin dans le quotidien ; le danger de la propriété ; l’égalité de toutes choses. Cela étant, contrairement à son habitude, la compositrice ne travaille pas sur un livret pré-écrit. « L’idée n’était pas de prendre ces textes pour en faire un livret, explique Sivan Eldar. Peter m’a encouragée à commencer à écrire sans livret – en me laissant guider par les thématiques explorées ensemble. Selon lui, l’intrigue pourra être ensuite lue dans, ou extrapolée de, la musique. Une fois la musique écrite, nous l’écouterons, tenterons d’en comprendre la nature, et d’en déduire le type de narration dont elle a besoin. »
C’est en suivant ce principe directeur qu’ils décident d’utiliser la légende du cerf aux neuf couleurs comme un fil rouge : un mécanisme narratif qui lie ensemble les images musicales. Le texte devenu secondaire, Sivan Eldar imagine que les instruments, au même titre que les voix, prendront part à la dramaturgie. Ils seront même parfois comme des narrateurs, qui feront avancer « l’intrigue ». « Par exemple, le prologue met en scène un duo formé par Ganavya et Nurit Stark, l’altiste, qui fait le récit du cerf. Quand Ganavya quitte le plateau, Nurit nous mène au cœur de la forêt où vit le cerf, la forêt étant incarnée par le saxophone – Hayden Chisholm… et ainsi de suite : l’opéra est donc une succession de tableaux musicaux. »
Le casting des solistes – au nombre de sept – se fait avec beaucoup de prudence. L’une des caractéristiques les plus saillantes de cet opéra réside dans la diversité inhabituelle des talents impliqués : « Ganavya est également compositrice et poétesse, forte d’une riche expérience en musique d’Inde du sud, mais aussi en jazz, en ethnomusicologie, en théorie critique… Aruna Sairam est une légende de la musique carnatique, célèbre pour s’être affranchie des frontières entre les répertoires sacré et profane. Pareil pour l’ensemble instrumental, dont chaque membre a un parcours singulier. J’écris sur mesure pour chacun d’eux.
Dernier enjeu : parvenir à intégrer ces univers musicaux dans un tout cohérent. « Je ne suis pas là pour écrire une musique pseudo-indienne, du pseudo-jazz ou une pseudo musique du monde, insiste Sivan Eldar. Ma méthode repose sur le dialogue. L’idée est de créer des situations pour les amener à explorer leur pratique selon un angle différent, et via de nouvelles juxtapositions. La composition s’inscrit dans deux plans sécants, avec des éléments fixés, et des espaces de liberté. J’ajuste les deux en lien avec la pratique de chaque artiste. »
Au cours de leur dernière session de travail en date, Sivan Eldar et le réalisateur en informatique musicale Augustin Muller ont invité deux nouveaux talents au collectif : l’écrivaine Lauren Groff et la plasticienne Julie Mehritu.
Tous en scène | Enjeux technologiques
« Augustin Muller, le RIM qui m’accompagne sur ce projet, sera au plateau, au même titre que les autres musicien.ne.s et les deux chanteuses… tous.tes incarnent, tour à tour, des "protagonistes", à défaut de personnages de l’opéra, dit Sivan Eldar. » Cela se justifie d’autant plus ici que, de par les origines musicales des musicien.ne.s, une grande partie du discours musical repose sur un mélange de musique écrite et d’improvisation. L’interaction entre tous.tes, la souplesse que cela suppose, exigent donc une proximité propice à la complicité.
Dans ce contexte, le choix d’Augustin Muller comme RIM s’imposait de lui-même, puisque Sivan Eldar et lui font œuvre commune à l’Ircam depuis Heave : « Les enjeux de liberté, de tempo, de réactivité (la synthèse sonore doit être extrêmement rapide par exemple) ou de fiabilité représentent un vrai défi. De même, dans ce contexte inédit, nous aimerions travailler sur des questions de composition assistée par ordinateur, afin de pouvoir par exemple faire des opérations sur des séquences sonores, alors même qu’elles sont en train d’être jouées – mais d’un point de vue plus symbolique que purement numérique. L’idée est de rendre la génération de contenus plus ductile, afin de pouvoir véritablement "interpréter", en direct, la synthèse et les effets. »
Dernier aspect : le fait de se mettre en scène impose au RIM d’incarner un persona : « J’aimerais, par exemple, pouvoir fermer l’écran de l’ordinateur, ou que le public ne perçoive pas que j’agis dessus, conclut-il. Voilà bien longtemps que je sais combien "habiter" le geste de la diffusion sonore ou de l’informatique musicale peut faire la différence du point de vue du résultat final. Contrairement à ce que beaucoup peuvent penser, ces gestes-là, aussi, sont des gestes musicaux. »
Photo 2 : Peter Sellars et Ganavya Doraiswamy / Répétitions de The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
- The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
- The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
- The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
- The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
- The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz
- The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar et Ganavya Doraiswamy – Création mondiale - Mise en scène Peter Sellars – Festival d’Aix-en-Provence 2025 © Ruth Walz