Au fil de leur résidence en recherche acoustique, et dans la perspective d’une expérience à plus grande échelle qui s’est tenue mi-septembre et dont il s’agissait d’affiner le protocole, Vincent Isnard et Laurent Corvalán Gallegos ont cherché toutes sortes de cobayes sur lesquel.le.s tester leur dispositif de massage acousmatique. Parmi eux, un habitué des sous-sols de la Place Stravinsky : le compositeur Marco Stroppa. Il nous fait part de ses impressions.
Pourquoi vous être prêté au jeu ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans cette expérience de massage acousmatique ?
Le concept de « massage acousmatique » a d’emblée éveillé ma curiosité. L’annonce même était captivante : comment peut-on masser avec de l’acousmatique ? Cette attirance vient sans doute aussi de mon affection pour l’acousmatique en général : étant sensible au son dans son potentiel expressif et structurel, j’aime cette approche. Je vais du reste souvent aux concerts du GRM.
Voilà pour « l’acousmatique ». Qu’en était-il du « massage » ?
J’avoue, je n’ai pas du tout pensé le terme de « massage » au sens du soin, ou en relation avec le bien-être, même si l’expérience telle qu’elle était décrite était assez proche d’une méditation de pleine conscience. Ce qui n’avait rien pour me rebuter, d’ailleurs. J’ai l’habitude de méditer, et cela ne revêt pour moi aucune connotation ésotérique. Même chose pour le protocole : l’écoute les yeux fermés m’est totalement naturelle. À mon avis, tout.e compositeur.rice devrait même apprendre ce genre d’écoute, pour un meilleur ressenti du son. Il m’arrive très souvent d’écouter les yeux fermés, même au concert : ça m’aide à me concentrer, non pas uniquement sur le son, mais sur la relation entre les sons et l’espace. Je perçois mieux la signature spatiale d’un phénomène sonore (au sens physique du terme, comme avec mon totem de haut-parleurs, lorsque j’élimine le fait visuel. Je trouve que l’on ne développe pas suffisamment l’habitude d’écouter le rayonnement d’une source sonore, c’est-à-dire non pas seulement sa localisation, mais comment l’onde sonore excite l’air qui occupe l’espace qu’elle traverse.
Vous qui êtes habitué à l’écoute acousmatique, quelles impressions vous a laissé cette expérience de « massage acousmatique », qui mêle sons électroacoustiques et sons acoustiques, le tout spatialisé ?
J’ai trouvé le mélange entre les sons enregistrés et les sons « faits à la main », en direct, assez réussi et naturel, notamment s’agissant de leurs caractéristiques spectro-morphologiques respectives. Évidemment, la nature de la source, acoustique ou électroacoustique, était immédiatement identifiable. Surtout lorsque les sons « faits à la main » se rapprochaient, il était clair que c’était le fait d’un interprète en chair et en os : ce genre de sentiment de proximité est très difficile à recréer à l’aide de haut-parleurs – sauf avec la WFS, qui est un dispositif très lourd. Aux sons s’ajoutent quelques contacts, qui sollicitent le toucher en plus de l’ouïe. J’étais curieux de cette forme de synesthésie inhabituelle entre son et toucher. Mais je reste un peu mitigé – du moins pour la version dont j’ai pu faire l’expérience ; cela a peut-être évolué depuis. J’ai le sentiment qu’il y en avait soit un peu trop, pour que l’expérience reste purement acoustique, soit pas assez. J’aurais peut-être aimé que ces contacts soient à la fois plus fréquents et plus indépendants du discours sonore. Peut-être en explorant une autre relation entre certains sons ou morphologies sonores et les contacts, ou tout simplement un discours du toucher qui relèverait d’une autre logique que le discours sonore.
La rareté ne crée-t-elle pas une forme d’attente, qui participe à l’expérience ?
C’est certainement sur cette dimension-là que Vincent et Laurent ont travaillé, mais je trouve que, quand c’est trop rare, l’attente se perd un peu. Certes, même si j’étais prévenu, j’étais un peu surpris au premier contact, mais j’ai un peu laissé tomber par la suite.
Vous disiez pratiquer régulièrement la méditation et que l’expérience vous en semblait a priori assez proche. Après coup, est-ce toujours votre sentiment ?
Je dois d’abord préciser que, si je pratique la méditation, je suis absolument allergique à la « musique méditative » qui n’est trop souvent, selon moi, que de la mauvaise musique électronique. Quand je médite, je suis dans un autre état mental. Et je m’attendais en effet un peu à ça quand on m’a expliqué le déroulé de la séance, même si j’avais bien compris que l’idée n’était pas de nous exposer à de la musique techno mais, au contraire, de nous inviter à plonger dans un mode d’écoute singulier.
Cela me fait penser à une autre expérience que j’ai faite il y assez longtemps, dans un restaurant où l’on dîne dans le noir complet. Les convives y sont servis par des personnes non voyantes – naturellement beaucoup plus à l’aise dans l’obscurité totale. Dans ces circonstances, le rapport à la nourriture, aux textures, voire à la vaisselle, m’avait beaucoup intéressé sur le plan musical. Cette séance de massage acousmatique y ressemblait : dans un cas comme dans l’autre, on s’expose, ou du moins on essaie de rechercher, un autre type de relation au réel – ici principalement auditif.
Quel regard le compositeur que vous êtes porte-t-il sur cette expérience nouvelle ?
L’expérience, pour moi, a davantage été celle d’un environnement changeant que celle d’une pièce dont la forme serait portée par une narration musicale spécifique. Certes, les matériaux évoluent au fil de la pièce : certains apparaissent, d’autres s’effacent. Mais mon écoute n’a pas été celle d’un concert, plutôt d’une installation créative.
Dans ce contexte, j’ai aimé cette plongée dans une atmosphère très pianissimo, à la limite du silence, pendant presque une heure, sans point culminant dynamique susceptible d’articuler une forme, sans bruit parasite non plus. Une fois l’oreille accoutumée à cette faible pression acoustique, exactement comme l’œil s’habitue à la pénombre, l’attention est attirée par diverses micro-articulations, micro-directionnalités, micro-nuances, jusqu’à nous forcer à développer une micro-écoute beaucoup plus créative : dans l’intimité du son.
La nature des sons aide à l’abstraction de l’écoute : même à cette nuance pianississimo, si le son avait été celui d’un orchestre par exemple, il aurait aussitôt charrié une tout autre sémantique. Le fait d’écouter des sons plutôt électroacoustiques permet de faire l’impasse sur nos réflexes d’écoute et d’entrer dans cette logique de pénombre acoustique.
Qu’en retirez-vous personnellement, pour votre métier de compositeur ?
Je ne peux pas dire que ça m’ait donné des idées concrètes et immédiatement transposables à ma pratique. D’abord parce que ma musique n’a pas besoin d’un lieu d’écoute particulier pour être appréciée. Une salle de concert traditionnelle me suffit. Je n’ai évidemment rien contre les expériences d’écoute différentes, mais cela doit toujours participer d’une démarche esthétique cohérente – ce qui est évidemment le cas ici. Cependant, si ce dispositif, encore assez artisanal à l’heure qu’il est, pouvait être développé, si les grandes institutions de diffusion musicale mettaient en place des espaces expérimentaux modulaires afin d’intégrer la variation des volumes à l’architecture même – comme Pierre Boulez voulait le faire à l’Opéra Bastille –, je crois qu’il y aurait alors une possibilité d’explorer d’autres modes de relation à la musique.
En revanche, cette expérience de la rareté dans un espace singulier, partagée de surcroit avec une dizaine de personnes tout au plus, m’a beaucoup stimulé et je suis sorti de là fort inspiré. Pour moi qui suis porté sur la synthèse sonore, ce genre de contexte d’écoute me permettrait de concrétiser des images sonores impossibles à réaliser dans une salle de concert frontale habituelle. Par exemple, un son qui serait diffusé en « douche » sur le public, et se fragmenterait en des milliers d’unités spectrales…
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas