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Entretien avec Adrien Trybucki : Janus palimpseste

Initié en 2021, le programme Janus, qui lie l’Ircam et le Centre de musique baroque de Versailles dans leur volonté de décloisonner les répertoires et valoriser les jeunes artistes, prend fin en ce début d’été 2025 avec la création d’Encre simulacre d’Adrien Trybucki. Le compositeur nous fait part de son vécu de cette aventure au long cours, qui comprenait un projet de recherche, des master-classes, des commandes d’œuvres (destinées aux Pages et Chantres du CMBV), des ateliers d’interprétation ainsi que des concerts et des enregistrements…

Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette commande s’inscrivant dans le cadre de cette double résidence Janus ?

Tout d’abord la grande liberté qui nous était donnée pour imaginer un projet singulier – que ce soit dans l’effectif, la place de l’électronique ou le rapport au texte. Je trouve d’ailleurs fascinante la variété des approches adoptées par les compositrices et compositeurs impliqués, entre Ariadna Alsina Tarrés, Jug Markovič, Justina Repečkaitė et moi – une variété permise par la largeur du cadre proposé

Ensuite, le bonheur de travailler avec une maîtrise du niveau des Pages et Chantres du CMBV. Enfin, s’agissant de la partie électronique, produite à l’Ircam, c’était aussi l’opportunité de prolonger des travaux que j’avais initiés dans le cadre de l’écriture pour voix et électronique lors de mon passage au Cursus en 2019.

Photo : De gauche à droite, Jug Markovič, Ariadna Alsina Tarrés, Clément Buonomo, Adrien Trybucki, Fabien Armengaud et Justina Repečkaitė © CMBV, photo : Morgane Vie

Quelle connaissance avez-vous de la musique ancienne et plus particulièrement du baroque français, et comment cela a-t-il influencé votre approche de la composition ? Plus généralement, quelle relation entretenez-vous avec le répertoire ?

De par mes études en histoire de la musique, j’ai une connaissance essentiellement théorique, et non pratique, de la musique ancienne. Je pense que son influence générale sur mon travail est peu ou prou la même que les autres répertoires, toutes époques et zones géographiques confondues – c’est-à-dire à la fois permanent et très distant. J’y pioche en effet régulièrement des éléments formels, mais aussi et surtout des timbres, ce qui est quasi systématique lorsqu’on écrit pour des instruments donc la lutherie est stabilisée depuis des siècles.

À titre d’exemple, j’ai déjà abordé la question de l’écriture pour instruments anciens dans Fragments d’opale pour flûte à bec et percussions, un projet en écho au sanjo – une forme musicale coréenne mais avec des instruments européens de l’époque de la Renaissance – que j’ai mené au cours de mes études au CNSMD de Lyon, en lien avec le département de musique ancienne et la classe d’ethnomusicologie. Dans un autre esprit, j’ai travaillé, dans ma pièce pour orgue Jeux magnétiques, sur le timbre de l’orgue et les mélanges de jeux, de manière à en faire une sorte de synthétiseur : une hybridation que l’on retrouve d’une certaine manière, « à l’envers », car c’est cette fois-ci l’électronique qui est hybridée avec des sons d’orgue, dans Encre simulacre.

Le « grand siècle français », qui est au cœur du répertoire des Pages et Chantres du CMBV, vous a-t-il inspiré pour la composition d’Encre simulacre ?

L’inscription de cette pièce dans le répertoire à double chœur a évidemment joué un rôle, de même que la mise en avant des voix de contre-ténor, dont la couleur est, dans notre imaginaire musical, intimement liée au répertoire baroque. Mais j’ai surtout effectué un large travail sur les timbres instrumentaux hybridés à l’électronique musicale, générant comme une « méta-basse continue » qui enveloppe les voix.

Comment avez-vous abordé la composition de l’œuvre, dans ce contexte ?

La principale difficulté de ce genre de projet est de faire cohabiter sa propre écriture avec l’ensemble du répertoire afférent, qui est loin d’être négligeable. Avant de me lancer dans la composition en tant que telle, j’ai eu des échanges très intenses avec les Pages et les Chantres, les équipes du CMBV et d’autres interprètes, afin de « capter » des timbres, des idées, des couleurs et ainsi constituer la « palette sonore » de l’œuvre à venir. La phase d’écriture n’est venue qu’après, au cours de laquelle j’ai pu reprendre une forme de liberté.

Photo : Adrien Trybucki lors du lancement du projet Janus au Château de Versailles © CMBV, photo : Morgane Vie

Ayant un penchant prononcé pour une écriture assez rythmique, l’un des enjeux a été de créer une complexité rythmique tout en gardant une notation et une écriture en cohérence avec les répertoires baroques. Cela a notamment motivé le choix d’écrire pour double chœur – les deux chœurs n’étant pas systématiquement au même tempo.

Encre simulacre est d’ailleurs pour double chœur et électronique : pourquoi ne pas y adjoindre d’instruments ?

Effectivement, il n’y a aucun instrument sur scène. Cependant, la partie électronique est essentiellement composée – outre les voix – de sons d’instruments anciens, soit avec des prises de sons faites en studio soit avec un peu de synthèse sonore. Il y a donc une partie d’orgue tout le long de l’œuvre, ainsi que de multiples violes de gambes échantillonnées au cours de session avec Lucile Boulanger, mais aussi quelques sons de harpe ancienne. Cette électronique est très différente de celle que je peux faire habituellement dans des œuvres mixtes avec instruments, dans lesquelles de nombreux sons de synthèse viennent compléter les timbres instrumentaux. Ici, l’électronique vient en soutien de la partie vocale, mais aussi en complément, ou en extension, des deux chœurs.

Dans le cadre du programme Janus, l’une des contraintes (ou possibilités) est pour cette pièce de bénéficier de la restitution, dans l’Espace de projection de l’Ircam, de l’empreinte acoustique de la Chapelle royale du château de Versailles. Comment avez-vous approché l’exercice ?

Lors de l’écriture de la partie électronique avec les réalisateurs en informatique musicale Quentin Nivromont et João Svidzinski, nous avons bien sûr travaillé en studio avec une simulation de l’acoustique de la Chapelle royale. L’œuvre étant finalement très « instrumentale », son intégration dans cette acoustique s’est faite de manière assez naturelle.

Dans votre notice d’œuvre, vous écrivez : « Dans la tradition du palimpseste, les différentes strates d’écriture – par le double chœur et le prolongement que constitue la partie électronique – viennent donner une multiplicité sonore au texte de Jacques Roubaud, dans un halo vocal aux temporalités enchevêtrées. » Dans le contexte de ce projet, ce concept de « palimpseste », peut se comprendre de multiples façons. Comment l’entendez-vous ici particulièrement et comment cela s’exprime-t-il ?

De par sa composante oulipienne, le texte de Jacques Roubaud contient déjà en lui-même nombre de répétitions. L’essentiel du texte est porté par quatre solistes – deux sopranos et deux contre-ténors, répartis entre les deux chœurs –, avec des voix qui s’entremêlent parfois à des vitesses légèrement différentes. D’une certaine manière, le texte s’enroule et entre en écho avec lui-même, ce qui fait le lien avec l’acoustique de la chapelle.

La partie électronique contient également d’autres éléments solistes, à l’instar de mini-chœurs spatialisés dans la chapelle ainsi que des voix détimbrées, quasi diaphanes, qui font écho à l’idée d’effacement – d’un souvenir, d’une voix, d’un espace – au cœur de la poétique d’Encre simulacre. L’idée du palimpseste s’exprime aussi au travers de traitements que nous avons imaginés sur des voix solistes préenregistrées : des jeux de filtres entrent en résonance avec des sons d’orgues à « demi-jeu », avec une importante composante soufflée.


Concert Janus à l'Espace de projection, 2024 © CMBV, photo Morgane Vie

Quels autres aspects avez-vous cherché à approfondir via l’informatique musicale : quels outils pour quels objectifs ?

Il y a d’abord eu un travail de conception des polyrythmies induites par l’écriture à double chœur. Ensuite, nous avons utilisé des outils de synthèse pour prolonger le son des instruments, et créer par exemple de très longs sons de viole de gambe – comme si l’archet était infini – ou des glissandi. L’objectif était de créer une sorte d’hybride intégrant électronique et son instrumental.

Enfin, un travail plus artisanal a porté sur des sons tuttis chantés ténus, afin de créer de très longs accords, ou de très lents glissandi vocaux – générant comme un troisième chœur, invisible et parfois quasi surnaturel.

Contrairement à vos dernières œuvres vocales – Rapides diaprés, Clastes, Limenet Entrecimamen– dont vous aviez vous-même écrit le texte, vous avez choisi cette fois de mettre en musique un texte préexistant de Jacques Roubaud.

Dans les trois pièces que vous citez, j’avais en effet écrit le texte, avec des jeux de contraintes formelles et de re/dé/composition de mots. Des jeux que l’on retrouve, évidemment, chez un Oulipien tel que Jacques Roubaud, dont j’apprécie beaucoup le travail. C’est donc tout naturellement que je me suis tourné vers ses poèmes, qui permettent par ailleurs un déploiement formel différent, un peu plus narratif, que dans mes pièces précédentes.