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Richard Causton & Per Bloland 2/4 : The Electromagnetically-Prepared Piano

Le blog des résidences artistiques

En ce lundi 17 avril, nous retrouvons Richard Causton et Per Bloland dans le vaste studio 5 de l’Ircam. Ils sont tous deux plongés dans les entrailles ouvertes d’un grand piano, tel un patient sur une table d’opération. Le couvercle a été ôté, et le cadre est affublé d’un étrange attirail métallique, sur lequel sont fixés une bonne douzaine d’électroaimants. Les deux compositeurs en recherche se livrent à diverses expériences, avec précaution et appréhension. Échangeant hypothèses et suggestions, ils déplacent les électroaimants, actionneurs et capteurs, longitudinalement le long des cordes, testant différents emplacements pour obtenir un résultat optimal, parfois avec du scotch ou en entassant des magazines sur la table d’harmonie.

À intervalles réguliers, les deux compères tâtent les dissipateurs de chaleur autour des bobines ainsi que les condensateurs et autres équipements électroniques pour s’assurer qu’ils n’ont pas grillé suite à une surcharge et, surtout, ne pas déclencher d’incendie.

Per Bloland et Richard Causton en session de travail au Studio 5 de l'Ircam

Assis à une table non loin du grand Steinway de concert, devant son ordinateur, se trouve Henri Boutin, chercheur dans l’équipe Systèmes et signaux sonores : Audio/acoustique, instruments de l’Ircam et spécialiste du contrôle actif des instruments de musique – il a fait sa thèse de doctorat sur le contrôle actif d’un xylophone. Pendant que les deux compositeurs tournent autour de l’instrument, avec un enthousiasme quasi enfantin mêlé d’un soin précautionneux, Henri Boutin nous éclaire sur son rôle dans leur projet de recherche artistique.

« La comparaison la plus simple qu’on peut donner du contrôle actif, c’est celle de la balançoire : si on pousse une balançoire à contretemps, elle s’arrête. Si on la pousse en phase avec sa fréquence propre, on augmente l’amplitude de son balancement. Entre les deux, il y a tout un éventail de possibilités (en fonction de la force appliquée, de sa fréquence et de sa phase par rapport à l’oscillation de la balançoire) pour contrôler le balancement. »

«  Le contrôle actif de vibration trouve un large domaine d’application dans l’architecture, et plus spécifiquement dans les normes antisismiques mises en place au Japon par exemple pour protéger les bâtiments lors des tremblements de terre. Après avoir posé les structures sur des amortisseurs, on s’est demandé si on ne pouvait pas envoyer une « anti-vibration » pour annuler la vibration du sol, et faire en sorte que le bâtiment bouge le moins possible. À l’origine, le contrôle actif, dit « acoustique », a été testé dans les années 1970 pour annuler le bruit dans les tuyères. Aujourd’hui, l’un des débouchés les plus connus du contrôle actif, c’est le réducteur de bruit, dont sont équipés beaucoup de casques audio, dits actifs. Cela repose exactement sur le même principe : on mesure la pression acoustique (le bruit) et on injecte la pression acoustique opposée dans le casque… »

« Concernant le contrôle actif d’instruments de musique, l’un des pionniers a été mon directeur de thèse, Charles Besnainou. Dans les années 1990, il a eu l’idée, plutôt que d’annuler simplement une vibration, de l’amplifier ou de la modifier, en changeant ses fréquences de résonance, que ce soit sur la composante fondamentale ou les partiels (ce qui change donc les hauteurs de la note produite ou son timbre). Il a fait ses premières expériences sur des maquettes simplifiées d’instruments, comme une lame de xylophone en composite ou une anche vibrante. Ma thèse a consisté à concevoir des algorithmes de contrôle actif afin de les appliquer à une lame de xylophone et un violon – on utilisait pour cela des couples de transducteurs piézoélectriques : un en tant qu’actionneur, l’autre pour mesurer le signal résultant, afin de mettre en place une boucle de rétroaction. »

Henri Boutin lors de sa soutenance de thèse Application du contrôle actif à l'étude des instruments de musique en 2017 à l'Ircam

« L’enjeu particulier de cette recherche, c’est que, au lieu d’intervenir sur la table d’harmonie du piano, on intervient directement sur la corde, vue comme l’excitateur, en amont de la table. On connaît bien le comportement d’une corde ! Au moins depuis l’antiquité. Ses premiers modes propres sont presque harmoniques et très résonants. Par conséquent, sa réponse fréquentielle est composée de pics bien isolés les uns des autres, ce qui permet modifier leur position, c’est-à-dire la hauteur d’un partiel, sans modifier celles des partiels voisins. Évidemment, plus la variation en fréquence souhaitée est importante, plus il faudra envoyer de puissance aux actionneurs ! » La première étape de la recherche passe donc par une mesure des modes propres de chaque corde du piano augmenté électroniquement. Une étude qui est compliquée par le fait que, en réalité, la corde ne correspond jamais au modèle idéal – ce qui fait d’ailleurs sa richesse timbrale !

« Il se passe toujours des choses imprévues dues aux limites des modèles théoriques – mais l’idée est de garantir mathématiquement que le contrôle actif ne déclenche pas des phénomènes indésirables comme des larsens. »

« L’autre grand enjeu de ces mesures est que, pour mieux représenter et contrôler le système, il faut le penser dans sa globalité : c’est-à-dire l’instrument ET le dispositif embarqué. Les penser séparément pourrait sembler plus simple (car on connaît bien les modes de fonctionnements d’une corde ou d’une surface vibrante), mais c’est en réalité incroyablement plus simple d’intégrer dans le système à contrôler tout ce qui n’est pas modélisé, notamment les réponses mesurées des actionneurs, ou la latence du contrôleur. »

Le système étudié n’est donc non plus seulement la corde, mais la corde contrôlée. Donc avec les capteurs et actionneurs qu’il faut d’ailleurs placer judicieusement : en dehors des « nœuds » qui correspondent, pour chaque partiel, aux points immobiles de la corde, car on n’aurait pas alors accès à la richesse du spectre. On essaiera de les placer à une extrémité, où l’on pourra agir sur, et mesurer, la plus grande quantité de modes possibles. « D’autre part, interroge Henri Boutin, ne faut-il pas aussi prendre en compte les cordes voisines de la corde activée ? Et que se passerait-il si on mettait plusieurs actionneurs sur une même corde ? »

À l’instant même où Henri Boutin pose la question, comme pour illustrer la conversation, et sans pourtant l’avoir suivie, Per Bloland et Richard Causton tentent l’expérience : ils déplacent les activateurs longitudinalement le long de la corde, essaient même de les placer au-dessous de la corde, tentent d’activer trois capteurs sur une même corde (un fa dièse), les allumant puis les éteignant les uns après les autres. Des sons étranges sortent du piano, qui semble avoir un chat dans la gorge.

Installation vue sur un grand piano

Henri Boutin le mentionnait un peu plus tôt, un autre problème concerne la latence. Car pour bien contrôler une vibration, il faut absolument que le signal envoyé pour la contrôler soit exactement en phase avec elle – sinon, en cas de déphasage, le contrôle n’aura pas l’effet voulu. Cependant, entre le moment où le capteur capte la vibration et le moment où l’actionneur agit, le signal doit être transporté et analysé, l’ordinateur doit calculer son action, laquelle doit à son tour être commandée, et son signal transporté jusqu’à l’actionneur, dont l’action n’est pas non plus immédiate. Sans parler d’une éventuelle mise en tampon dudit signal par l’ordinateur.« C’est l’un des principaux défis du contrôle, dit Henri Boutin. Dans les faits, on se sert du fait que la vibration est périodique : plutôt que d’être exactement à l’heure, on va retarder le signal d’action pour qu’il se synchronise à la période suivante. Mais cela suppose également de connaître parfaitement cette période, et de choisir le bon échantillonnage pour coder le signal afin d’y parvenir : la théorie nous dit qu’il faut que cet échantillonnage soit supérieur à 10 fois la fréquence maximum du signal. Pour nos besoins, la norme audio de 44100 Hz suffit. Cet enjeu de la latence signifie aussi que le contrôle des transitoires d’attaque est le plus complexe à réaliser. Ce problème a été abordé dans le passé par plusieurs membres de l’équipe Systèmes et signaux sonores : Audio/acoustique, instruments, qui ont développé une carte dans le but de minimiser cette latence. »

Of Dust and Sand de Per Bloland, pour piano préparé et saxophone

Si tout se passe bien, le pianiste pourra très bien jouer un la, qui sonnera en la dièse – ou toute autre note, du reste, et même une mélodie. « Au cours du jeu, dit Henri Boutin, on peut faire changer les modes propres du système, le but du jeu étant de développer une interface permettant à l’interprète de les contrôler – dispositif qui, de surcroît, doit pouvoir être transporté et adapté facilement à n’importe quel instrument, au gré d’une production, après étalonnage. » Et de conclure que, « en théorie, tout est possible – on pourrait produire n’importe quel spectre harmonique sur quelque corde que ce soit, quand on le souhaite –, en revanche, le dispositif peut avoir certaines limitations. »

Dans un prochain épisode, nous irons à la rencontre de Brigitte d’Andréa-Novel, directrice du laboratoire