Création
Actualité

Judith Deschamps 1/4 : Imiter le Rossignol de Farinelli

Le blog des résidences artistiques

Si l’on fait abstraction des problématiques de genre qui apparaissent de manière récurrente dans son travail artistique, rien ne destinait la plasticienne Judith Deschamps à s’intéresser à Farinelli. Elle n’a pas de medium de prédilection, mais n’est pas musicienne non plus. Au reste, ce n’est que très tardivement qu’elle découvre Farinelli – et pas, comme on pourrait s’y attendre, grâce au fameux film de Gérard Corbiau, pour lequel l’équipe Analyse/Synthèse de l’Ircam avait déjà œuvré en recréant la voix du castrat – mais au cours, justement, de ses recherches artistiques sur la question du genre.

D’emblée, elle est fascinée, non seulement par cette voix – hybride par son ambiguïté sexuelle, tenant autant du masculin autant que du féminin, et par son atemporalité, avec un timbre d’enfant projeté par une capacité pulmonaire d’adulte –, mais aussi et surtout par un élément particulier de sa biographie.

Sa carrière, en effet, a été écourtée, explique la plasticienne. Vers 30 ans, alors qu’il chante pour l’opéra de Londres, la reine d’Espagne l’invite à la cour. Le roi Philippe V souffre depuis l’adolescence de ce qu’on appellerait sans doute aujourd’hui une dépression. Mais la passion qu’il nourrit pour la musique laisse penser la reine que la voix du castrat pourrait contribuer à apaiser le roi mélancolique. Farinelli accepte. Le premier concert qu’il donne pour le roi est une surprise : il chante caché derrière un rideau. Le roi est sidéré et propose à Farinelli de devenir son chanteur personnel. C’est ainsi que, en guise de rituel vespéral, tous les soirs jusqu’à la mort de Philippe V en 1746, Farinelli chantera au souverain ses airs préférés. Toujours les mêmes pendant dix ans.

« Je me suis souvent demandé pourquoi il avait ainsi arrêté sa carrière pour se consacrer au roi, dit Judith Deschamps. L’une des explications serait que sa voix a évolué – comme toutes les voix finalement. Quand on pense à celle de Farinelli, on songe immédiatement à une voix d’ange, atemporelle et asexuée. Mais même les castrats vieillissaient ! Leurs larynx continuaient à grandir jusqu’à leurs trente ans, et leurs tessitures baissaient nécessairement. »

Parmi les airs que Farinelli chante tous les soirs au roi Philippe V, l’un d’eux intéresse particulièrement la plasticienne : « Quell’ usignolo che innamorato » du compositeur italien Geminiano Giacomelli (1662-1740), un air où le castrat imite le chant du rossignol. C’est ce chant, tel que chanté par Farinelli lui-même, qu’elle aspire à recréer, ou en tout cas à approcher, dans le cadre de sa résidence en recherche artistique à l’Ircam. Cependant, au lieu d’une « simple » (simplicité toute relative, bien entendu) hybridation entre une voix de soprano et une voix de contre-ténor comme pour le film de Gérard Corbiau, le projet de Judith Deschamps rassemble une multitude d’autres voix, et fait appel à l’intelligence artificielle. Ou tout du moins à l’apprentissage machine via un réseau de neurones artificiels, nourris par une série d’enregistrements du même air par des voix de natures diverses.

« Il n’a jamais été question pour moi de procéder autrement que par l’IA. D’abord parce que la méthode utilisée pour le film de Corbiau a très bien fonctionné, cela n’aurait donc aucun intérêt de recommencer. Ensuite à cause de tous les fantasmes charriés par le concept même d’IA : il y a là un imaginaire, que l’on peut parfois trouver un peu ridicule, d’une technologie qui viendrait dépasser le corps humain et pallier sa finitude. En réalité, l’IA, telle qu’elle est aujourd’hui, est limitée. Et, surtout, l’IA ne fonctionne bien que… grâce à l’humain ! Sans l’humain, la machine ne peut rien. C’est donc une forme de paradoxe que je veux aussi souligner. »

Judith Deschamps mûrit ce projet depuis bien longtemps. En 2018, elle se fend d’un mail à Nicolas Obin, membre de l’équipe Analyse et synthèse des sons qu’elle connaît un peu pour ses collaborations passées avec des artistes tel·le·s que Marguerite Humeau et Philippe Parreno, pour lui soumettre son idée. Celui-ci la met en contact avec Axel Roebel, responsable de l’équipe Analyse et synthèse des sons, mais, selon lui, les outils ne sont alors pas suffisamment au point pour se lancer dans l’aventure.

Heureusement, moins de deux années plus tard, la technologie a rattrapé son retard sur le rêve artistique…



Dans les épisodes suivants, nous irons à la rencontre des membres de l’équipe Analyse et synthèse des sons et nous suivrons pas à pas le long processus de recréation du chant de Farinelli par l’IA.