Entretien avec Alice Cohen-Hadria
Quelle expérience avez-vous vécu de la parité lors de vous études en informatique musicale ?
Alice Cohen-Hadria : En tant qu’enseignante en informatique, il me semble que le corps étudiant évolue ; il y a aujourd’hui plus de mixité que lorsque j'étais étudiante. Je me souviens que, malgré mon statut de tête de classe qui me faisait bénéficier d’une certaine forme de « respect » de la part de mes pairs, mes compétences étaient régulièrement remises en cause et j’étais victime de mansplaining, ce qui est pesant à la longue. Quand j’ai fait le Master ATIAM à l’Ircam, j'étais d’ailleurs la seule femme. Aujourd’hui encore, cette formation est loin d’être paritaire. Je pense que ce master peut néanmoins servir de levier pour améliorer la parité dans la recherche, car à l’Ircam par exemple, nous sommes beaucoup à venir de là. Malgré des améliorations, il y a toujours un problème de parité dans les études connotées « scientifiques », ce qui n’est pas aidé par certaines réformes récentes, notamment celle du baccalauréat, qui a causé un retour en arrière dans la proportion d’étudiantes dans les filières spécialisées en sciences et mathématiques… Notre objectif, c’est de ramener des femmes dans ces formations, ainsi que de pérenniser les doctorantes et post-doctorantes, car il y a un manque crucial de permanentes.
Il serait toutefois une erreur de penser que le traitement genré des étudiant.e.s est lié au genre du ou de la professeur.e ; les femmes comme les hommes peuvent en être coupables, du fait de l’internalisation des stéréotypes de genre. Mais comme je le disais, il me semble que c’est en train de changer, grâce à l’évolution du corps étudiant, qui va de pair avec les changements dans les pratiques des jeunes. Pour caricaturer très fort, quand j'étais étudiante, ceux qui faisaient de l’informatique étaient des geeks, des passionnés, alors que maintenant, c'est un milieu beaucoup plus ouvert. Les étudiant.e.s sont motivé.e.s par d’autres aspects, tels que la sécurité de l’emploi, ce qui n'est pas du tout une mauvaise chose !
Pouvez-vous nous parler de l’Interlab, au sein duquel vous agissez en tant que référente parité-égalité ?
Alice : Il y a de plus en plus d’initiatives pour faire respecter la parité, l'égalité et pour lutter contre les discriminations au sein des structures de recherche. Parmi elles, la branche Sciences informatiques du CNRS, – appelée aussi INS2I – qui regroupe tous les laboratoires au moins co-financés par le CNRS et qui ont une composante en informatique, est assez pionnière dans ce genre d'initiatives. C’est elle qui a mis en place le système des référent.e.s parité-égalité, qui sont présent.e.s dans tous les labos (idéalement un homme et une femme). C’est à partir de là que s’est formé en 2023 l'Interlab, qui regroupe cinq labos de l’INS2I, dont STMS.
Frédéric Bevilacqua était déjà référent pour le labo STMS, et dans un objectif d’avoir un duo homme-femme, il m’a proposé de le rejoindre. Comme ce sont des problématiques qui m’intéressent, j’ai bien sûr accepté. La mise en commun d’idées et de projets au sein de l’Interlab est très bénéfique pour les petits labos comme STMS, dont les ressources, le champ d’action et la force d’impact en sont ainsi élargis. C'est aussi intéressant de découvrir les cultures internes de chaque labo et de travailler avec des personnes différentes. On se réunit à intervalles plus ou moins réguliers pour discuter des actions qu’on veut mener, et pour chercher des financements.
Qu’est-ce qui vous a décidé à devenir référente parité-égalité ?
A.C.H : Étant issue d’une formation et d’un labo où il y a très peu de femmes, la parité est un sujet qui me parle. La présence d’une femme référente me paraissait essentielle, à la fois pour garantir une meilleure répartition des missions mais aussi une cohérence dans nos actions. De plus, nous sommes avec la cellule « lutte contre le harcèlement sexuel et agissements sexistes » de l’Ircam, l’un des premiers réceptacles de la parole des personnes qui sont victimes de violences sexistes et sexuelles – qui sont majoritairement des femmes.
Quels retours avez-vous sur les projets déjà mis en place par l'Interlab et quels sont ceux à venir ?
A.C.H : Dans les projets en cours, il y a notamment le « Mentorat Dialogue ». Nous savons que l’assignation de mentors est un levier pour faciliter l’intégration des femmes et la progression de leur carrière dans la recherche. Nous aimerions néanmoins ouvrir ce dispositif à tout le monde, hommes comme femmes. Le CNRS nous finance pour former des mentors non seulement à l'écoute, mais aussi à des aspects plus juridiques. Ce vivier de mentors seront assigné.e.s au fur et à mesure aux doctorant.e.s qui en feront la demande. Pour le moment, il y a eu 2 sessions de formation d’une demi-journée.
Ce que nous aimerions bien faire également, c'est annualiser la journée de conférence valorisant les travaux de chercheuses qui a eu lieu en octobre dernier. Cette journée à la programmation très éclectique a été une véritable réussite. Ces actions permettent souvent d’en engendrer d’autres ; ainsi, certaines chercheuses interviennent par la suite lors des journées des référent.e.s parité de l’INS2I.
Nous allons aussi organiser une réunion en non mixité choisie avec les femmes du laboratoire STMS, ouverte aux membres de l’Interlab. Il s’agit pour le moment de lancer le projet ; cette première réunion prendra donc la forme d’un petit-déjeuner informel, mais le but serait à terme de pérenniser ces réunions, comme c’est le cas dans d’autres labos. L’objectif est d’apprendre à se connaître et de discuter des sujets qui nous tiennent à cœur ; cela peut tout aussi bien concerner les sciences humaines que les procédures de signalement contre les VHSS, en passant par les opportunités d’avancement de carrière… Les intervenantes, qu’elles soient directrices d'unité, chercheuses permanentes, ou bien professeures pourraient ainsi partager de leurs parcours et des difficultés qu'elles ont pu rencontrer dans leur carrière. Une autre chose que nous aimerions mettre en place : des questionnaires anonymes, à portée à la fois qualitative et quantitative, afin d’obtenir les retours des employés sur leurs conditions de travail au sein des laboratoires de l’Interlab. Une infinité d’actions est possible, et nous aimerions bien sûr en mettre en place encore plus, mais cela demande un gros travail de coordination.
C’est inspirant. Avez-vous repéré des initiatives de la part d’autres acteurs de la recherche pour garantir une meilleure parité ?
A.C.H : Je pense qu’une des manières de faire évoluer la situation actuelle, c'est tout d’abord d’envoyer des signaux positifs aux femmes et aux minorités de genre, de leur montrer que des mesures sont prises et qu’iels ont leur place dans la recherche. Déjà au niveau universitaire, il est difficile de recruter des femmes, mais également de les pérenniser. Je déteste le terme « d'autocensure », car je pense qu’il s’agit plutôt d’un découragement ressenti par les femmes qui évoluent dans des milieux très peu paritaires, où elles sont confrontées à tous types d’agression et doivent faire face à une remise en cause constante de leurs compétences.
Les discours stipulant qu’il existe déjà des offres d’emploi ouvertes à toustes et que le problème vient d’un simple manque de candidatures venant de femmes sont totalement erronés. Il est par exemple possible de poster des offres d’emploi très généralistes, afin de ne pas pénaliser les femmes qui, selon des études, ont tendance à ne postuler qu’aux offres d’emploi pour lesquels elles sont sûres de posséder la totalité des compétences requises. C’est ce qu’a fait le labo IRIF de l’Université Paris Cité pour ses recrutements de maîtres de conférences. Résultat : l’IRIF a atteint aujourd’hui une parité presque parfaite dans ses nouveaux recrutements. Il existe de nombreuses mesures possibles, comme l’écriture inclusive dans les appels à candidatures et les offres d’emploi. Moi, mon Everest, ce serait les congés menstruels. Cela existe déjà dans la fonction publique, dans les mairies notamment. Mais cela parait encore difficile dans de nombreux milieux en France aujourd’hui, dont les universités.
Pour que les choses changent, il faut faire en sorte que les femmes aient envie de s’engager dans la recherche et surtout d’y rester. Et ça, cela passe par la construction d’un environnement de travail inclusif et sécurisant par les institutions, en s’assurant que les actions soient concrètes, que les signalements fonctionnent, que les instances peuvent être saisies, et qu’il existe des mesures conservatoires efficaces. Il reste néanmoins que toutes ces mesures sont encore récentes, et que les instances sont très sollicitées, rendant les délais assez longs.
Et concernant l’orientation des jeunes étudiantes dans la recherche, voyez-vous des facteurs d’amélioration à mettre en place ?
A.C.H : Je pense que cela passe par deux choses. Tout d’abord, les actions de sensibilisation auprès des jeunes publics sont bien sûr essentielles. On constate cependant un problème lors des interventions dans les collèges : il est souvent déjà trop tard, car les étudiant.e.s ont fait leurs choix d’orientation. Il serait donc intéressant de se questionner sur le bon moment pour intervenir. Le deuxième souci, c’est que, comme ces opérations s’inscrivent sur une échelle temporelle longue, nous n’en verrons pas le résultat avant plusieurs années. Cela passe aussi par une meilleure représentation, en valorisant les profils de femmes et de personnes de minorités de genre dans la recherche académique, et notamment dans les domaines plus techniques tels que l’informatique, réputés comme étant moins « féminins ».
Personnellement, je suis totalement pour la discrimination positive. Je milite notamment pour l’instauration de projets de recherche et de financements spéciaux réservés aux femmes, car on constate un cruel manque de chercheuses permanentes, quel que soit le domaine de recherche. Je ne sais cependant pas ce qui est réalisable légalement, car c’est loin de mon champ de compétences.
Je pense qu’il est aussi essentiel de former les personnels qui recrutent, car les biais de genre peuvent porter préjudice aux candidates. C’est le cas déjà dans certains comités de sélection, mais pas partout. Ce problème d’homogénéisation dans les processus de recrutement est dû notamment à la multiplicité des canaux de recrutement. Malheureusement, je pense qu’il est parfois nécessaire de légiférer pour que la situation évolue.
On connaît les diverses problématiques que pose l’IA, notamment au niveau éthique. En tant que chercheuse travaillant notamment sur l’IA, est-ce que ce sont des questions qui vous préoccupent ?
A.C.H : C’est une question très intéressante. Les méthodes d’IA qui sont utilisées actuellement nécessitent de collecter de gros volumes de données, provenant en grande partie d’Internet. Ces données sont donc non seulement porteuses des biais qu’il s’y trouve, mais aussi des biais des personnes chargées de les collecter. Comme dans les deux cas, on parle majoritairement d’hommes (blancs, cis, hétéros…), les systèmes d’IA sont donc très biaisés. Réfléchir à des moyens de débiaiser ces bases de données est un domaine de recherche à part entière, encore assez peu étudié et – sans surprise – principalement peuplé de femmes. C’est un sujet passionnant et très actuel, mais je n’ai malheureusement pas la réponse à ces problèmes et je ne suis d’ailleurs pas très optimiste vis-à-vis de la situation. Avoir plus de femmes dans l’informatique et les domaines de recherche associés pourrait déjà permettre de lever les biais liés aux personnes chargées de la collecte des données. Par contre, débiaiser la société paraît impossible. Au-delà des biais de genre, il faut aussi se poser la question concernant les populations défavorisées, les personnes racisées, en situation de handicap, etc., qui sont très peu représentées. Je pense qu'on effleure la surface sur les questions de genre, et qu’on a encore beaucoup à faire concernant ces autres sujets.
Avez-vous un message, un conseil pour les femmes qui voudraient s'engager dans la recherche scientifique ?
A.C.H : Œuvrer pour qu'il y ait plus de femmes dans la recherche scientifique est une composante de mon travail, mais aussi une volonté égoïste en tant que femme chercheuse. C’est difficile, car je ne veux surtout pas décourager les femmes, mais je ne veux pas non plus leur vendre du rêve… Quoi qu’il en soit, les compétences scientifiques ne sont pas genrées ; toutes les femmes sont capables et légitimes d’exercer dans ce domaine ! S’il a un message à faire passer, je pense que c’est en fait plutôt aux jeunes hommes chercheurs. C’est à eux de faire en sorte que les femmes se sentent les bienvenues, et cela passe par se rendre compte de ses propres biais, respecter la prise de parole des femmes, valoriser leurs contributions, et surtout dénoncer les agissements sexistes. Même si tout le monde a des biais, homme comme femme, ce sont les hommes qui en bénéficient le plus. Ce sont donc aussi aux hommes de s’instruire et d’agir, et non pas seulement aux femmes de faire ce travail, qui est encore un travail gratuit !