Les plateformes numériques comme google, youtube, ou spotify sélectionnent les signaux qu’elles transmettent à leurs utilisateurs dans le but de maximiser la probabilité que ces utilisateurs interagissent avec eux. Pour cela, elles s’appuient sur le comportement passé des utilisateurs (les signaux qu’ils ont émis et les traces qu’ils ont laissées). Un effet pervers des algorithmes qui ont pour tâche d’effectuer cette sélection est de nourrir les utilisateurs de signaux avec lesquels ils sont déjà familiers, parce qu’ils véhiculent des opinions ou des valeurs qu’ils partagent déjà, et d’exclure les signaux qui véhiculent des opinions et des valeurs contraires ou tout simplement différentes. Ces effets sont connus sous le nom de « chambres d’écho », et de « bulles épistémiques », lorsqu’il est plus spécifiquement question de la dynamique des croyances des utilisateurs ainsi pris au piège.
S’il n’est pas question de nier l’importance des conséquences épistémiques de ces chambres d’écho, il serait réducteur de les considérer uniquement sous l’angle de la dynamique des croyances. Il est plausible les algorithmes de recommandation aient également des conséquences sur la formation des jugements et des préférences esthétiques. L’hypothèse qu’il s’agit d’explorer concerne l’existence de bulles esthétiques, et dans le cas particulier du son, de ce que l’on pourrait appeler des bulles musicales. De la même manière que des bulles épistémiques se forment lorsque des algorithmes ne nous donnent accès qu’à des informations allant dans le sens de ce que nous croyons déjà, les bulles acoustiques se formeraient lorsque ces algorithmes privilégient les contenus pour lesquels nous avons déjà des préférences esthétiques et filtrent les autres. Les auditeurs de musique baroque n’auraient aucune chance de goûter les plaisirs de la musique électronique minimale berlinoise, et les amateurs de K-pop n’auront jamais l’opportunité d’apprécier (ou de détester) le free-jazz japonais.
Cette hypothèse contient un volet descriptif et un volet normatif. Sur le plan descriptif, la question est de savoir si de telles bulles acoustiques existent, et si oui par quels mécanismes. Sur le plan normatif, la question principale est de savoir si la constitution de bulles esthétiques, (au cas où l’hypothèse descriptive serait confirmée), conduit à une catégorie nouvelle d’injustices esthétiques. Les travaux de Miranda Fricker ont popularisé l’idée selon laquelle il existe des injustices épistémiques qui peuvent se produire lorsque les témoignages de personnes appartenant à des groupes marginalisés ne reçoivent pas leur juste crédit, ou lorsque des personnes sont empêchées de donner un sens à certains aspects de leur vie sociale en raison de défauts dans les ressources conceptuelles partagées. L’hypothèse qu’il s’agit d’explorer est l’existence d’injustices esthétiques, générées par les bulles esthétiques évoquées, et qui consisteraient en des torts causés à des personnes en tant que sujets de capacités esthétiques, qu’il s’agisse de producteurs ou de récepteurs d’expériences esthétiques.
Équipe Ircam : Analyse des pratiques musicales