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Lorenzo Bianchi Hoesch : Proxemic Field

Le blog des résidences artistiques

Voilà une image si courante que l’on n’y accorde plus guère d’attention, une image bien souvent synonyme d’isolement, voire de volonté d’abstraction de son environnement : un passant avec un casque sur la tête. Avec Square, œuvre produite dans le cadre de sa résidence en recherche artistique au sein de l’Ircam et présentée pour la première fois au cours de ManiFeste 2017, Lorenzo Bianchi Hoesch a renversé le paradigme, faisant de cette image un symbole d’imaginaire et d’ouverture à l’exotisme. Le casque sur la tête et le téléphone portable auquel il est relié permettent en effet au passant de se promener dans une nouvelle dimension. Petit aperçu des recherches qui l’ont mené jusque-là – et qui se poursuivent encore, Lorenzo Bianchi Hoesch étant compositeur invité à l’Ircam jusqu’à la fin de l’année.

Proxémie : sous ce terme un brin barbare se cache un concept imaginé en 1963 par l’anthropologue américain Edward T. Hall pour désigner le rapport entretenu par les individus à l’espace matériel alentour, et aux notions de distance, notamment le principe d’espace social.

« Les nouvelles technologies que sont les téléphones portables munis de casque m’ont paru un moyen très fin de travailler sur ce concept de proxémie, dit Lorenzo Bianchi Hoesch. En faisant par exemple percevoir de manière très intime un son très lointain, et vice versa. On a tous fait un jour l’expérience de la violence que peut représenter l’irruption de ce qui nous est inconnu dans notre espace intime, et c’est sur ce genre de perceptions que je voulais me pencher. Dans mon esprit, l’espoir était d’opérer comme une translation : en travaillant sur l’espace et le temps, je voulais plonger le spectateur dans un univers sonore ambigu, créer un lieu qui serait compatible avec le lieu réel sur lequel le regard se pose, mais autre, décalé. En le faisant basculer dans un espace-temps alternatif, un paysage sonore exotique (au sens de « venu d’ailleurs ») qui se surimpose au réel. Par exemple, dans la première version de Square, qui investissait les alentours de la place Igor-Stravinsky à Paris, lorsque l’auditeur se trouvait dans l’église Saint-Merri, il pouvait entendre des enregistrements faits à Saint-Merri, donc compatibles avec ses perceptions présentes, mais mêlés à un chant enregistré dans une mosquée au Caire, dont l’acoustique coïncide naturellement avec celle de Saint Merri. »

Lorenzo Bianchi


Pour mener à bien son projet, Lorenzo Bianchi Hoesch se rapproche des équipes ISMM (Interaction son musique mouvement) et Espaces acoustiques et cognitifs de l’Ircam, qui l’aideront à développer les outils technologiques destinés aux téléphones pour la première, et à l’immersion sonore (écoute binaurale, etc.) pour la seconde.

Une première installation voit le jour, intitulé Proxemic Fields, dans l’Ircam même. « Le visiteur recevait un portable et un casque à l’entrée, raconte Lorenzo Bianchi Hoesch. Le son diffusé au casque par le portable (via une page web ouverte) guidait alors ses pas dans les couloirs de l’Ircam et l’on découvrait une série de paysages sonores virtuels avec lesquels on pouvait interagir, en faisant des gestes avec le portable. On composait ainsi son propre parcours sonore et son propre son. Enfin, on pénétrait dans le studio 1. Là, d’un geste de portable simulant un lancer de boule de pétanque, le visiteur pouvait faire passer le son qu’il entendait au casque vers le dôme ambisonique. Si plusieurs personnes étaient en même temps dans le studio, leurs sons respectifs se mélangeaient, comme si toutes ces personnes partageaient l’intimité sonore qu’ils avaient chacun élaborée au cours de la visite. »

Si cette première installation n’était aux yeux de son créateur qu’une étape du projet, elle a nécessité un intense travail de la part des équipes de l’Ircam. Benjamin Matuszewski, Norbert Schnell et Frédéric Bevilacqua, de l’ISMM, ont ainsi dû développer des outils web pour exploiter au mieux les capteurs du portable et permettre une interaction avec les paysages sonores imaginés par le compositeur, sans parler du « lancer de son » final, tandis que David Poirier-Quinot et Olivier Warusfel, d’Espaces acoustiques et cognitifs, l’ont aidé à enregistrer, mixer et diffuser au mieux les sons, que ce soit dans le casque (en binaural) et via le dôme ambisonique.

« Ils avaient déjà travaillé un peu sur les deux sujets, se rappelle Lorenzo Bianchi Hoesch. Mais jamais à ce point. »

Les enjeux sont alors multiples. Concernant la captation du geste par exemple, il s’est avéré excessivement complexe d’affiner le système afin d’obtenir un semblant de cohérence entre les gestes de l’utilisateur et le résultat en termes de morphologie sonore. « Nous avons fait beaucoup d’erreurs en élaborant cette grammaire son/geste. Nous avons testé toute sorte de sons. Dans l’installation finale, l’essentiel des timbres sonores diffusés relève du vocal, tout simplement parce qu’associer la morphologie du geste et la prosodie de la voix était sémantiquement intéressant et éloquent. »

« L’autre aspect que nous avons eu à cœur d’améliorer à l’issue de cette première expérience, c’est le parcours : très embryonnaire et peu satisfaisant. D’où l’idée de dédier notre recherche suivante à ce cheminement sonore virtuel dans un paysage réel, ce qui donnera Square. »


Nulle interaction, donc, avec le paysage sonore dans Square au moyen du téléphone portable : seul le capteur « boussole » est utilisé. Rien d’autre. Pas même les outils de localisation.

« Tout simplement parce qu’on a constaté que ça ne fonctionnait pas de manière satisfaisante, déplore Lorenzo Bianchi Hoesch. Sur la place Igor-Stravinsky, par exemple, le signal du GPS ne passe pas : le Centre Pompidou le bloque. Et ça n’aurait pas grande importance de toute façon, car la précision du GPS est trop faible pour ce qu’on voulait faire. Nous avons donc contourné le problème via l’image : tout en guidant le spectateur dans sa promenade, on lui envoie une image. À lui de retrouver le lieu précis d’où l’image a été prise. Puis la boussole nous permet de lui donner le sentiment de se mouvoir dans le paysage sonore virtuel, afin de gérer l’univers spatial et sa rotation. Cette solution a eu d’ailleurs l’avantage de donner à l’image une importance fondamentale dans la dramaturgie de la pièce. Tout le jeu de Square, c’est de faire poser un regard très précis sur un lieu ou un détail de ce lieu. Si l’auditeur fait ce qu’on lui demande, on connaît précisément, et sa position, et sa posture. Et tous les enregistrements coïncident du point de vue de l’immersion sonore. De cette manière également, le dispositif est plus flexible, et on peut organiser des parcours en intérieur, dans des musées, des monuments, etc. »


Square © Hervé Veronèse, Square © DR


Depuis cette première version de Square destinée à la place Igor-Stravsinky parisienne, Lorenzo Bianchi Hoesch a décliné son installation dans plusieurs villes italiennes : Bolzano, Milan, Bologne et Turin, toujours actives à l’heure qu’il est – comme une forme de Land Art invisible. Compositeur invité par l’Ircam jusqu’en 2022, il capte dans chacun de ces lieux de nouveaux sons, créé une nouvelle œuvre.

« Du point de vue technologique, les recherches n’ont pas beaucoup avancé. Mon intérêt pour l’objet « Square » a muté : à présent, j’accumule énormément de contenus sur les lieux investis, j’interroge les gens que j’y croise pour mieux les connaître. Résultat, les parcours sont plus longs et plus intenses. L’une de mes contraintes de composition est désormais de ne plus donner à entendre que des enregistrements qui ont un lien avec les lieux parcourus. Et la question de la proxémie est omniprésente, notamment pour changer la relation qu’a le spectateur à l’espace acoustique. »