Francesca Verunelli – Le Silence des Sirènes
Francesca Verunelli © DR
Songs and voices est une œuvre en gestation depuis presque dix ans, puisque son premier volet, Five Songs (Kafka’s sirens) a été créé en 2016. En quoi le récit de Kafka, publié en français sous le titre Le Silences des sirènes, a-t-il nourri la composition ?
Le texte de Kafka exprime magnifiquement combien l’absence (le silence des sirènes) est infiniment plus puissante que la présence (leur chant). Il faut savoir que cette œuvre est un « tombeau » musical, un monument funéraire, une tentative de rendre un humble hommage à la mémoire de ma sœur, décédée prématurément dans des circonstances tragiques.
Dans l’Antiquité, les sirènes étaient un marqueur symbolique de frontières et de limites : entre le connu et l’inconnu, mais surtout entre les vivants et les morts. Face au mystère de la vie et de la mort, j’ai voulu éviter toute autre référence littéraire ou intellectuelle que celle de Kafka, tant cela m’aurait paru dérisoire.
Ce deuil a-t-il changé, en même temps que la femme que vous êtes, votre approche de la composition ?
Bien sûr, l’expérience intime de la vie (la donner) et de la mort ne peut que nous changer en profondeur. Pour un artiste, cela bouleverse aussi le rapport à la création. Aujourd’hui, mes perspectives ont changé. Je ressens très profondément qu’un art qui ne touche pas à la vie et à la mort n’a pas de sens. J’ai osé aller plus loin, abandonner tout ce qui me semblait vain.
Cependant, d’un certain point de vue, je suis toujours la même personne, et j’ai l’impression que mes préoccupations compositionnelles n’ont pas véritablement changé. Certaines viennent de très loin, mais c’est le regard que je porte dessus qui a évolué en profondeur. Ce travail au long cours sur ces sujets porte aujourd’hui ses fruits.
Songs and voices est une commande de l’ensemble C Barré, qui avait déjà assuré la création française de Five Songs (Kafka’s sirens) (commande du GMEM pour l’Ensemble C Barré) : en quoi C Barré a-t-il été un moteur de la composition et comment les musiciens ont-ils contribué à la pièce ?
L’effectif instrumental est toujours une contrainte fondamentale, car il définit les spécificités sonores de l’univers à créer. Avec les musiciens de C Barré, nous avons développé une relation de travail et d’amitié musicale sur le long terme, qui nous permet de mener une recherche extrêmement approfondie grâce à un échange constant.
L'ensemble C Barré © Pierre Gondard
La grosse différence entre Five Songs, qui constitue aujourd’hui le premier volet de Songs and voices, et la pièce dans son intégralité, c’est l’arrivée des voix : ce n’est que la deuxième fois que vous écrivez pour voix…
C’est un hasard, j’ai d’autres projets vocaux dans un futur proche.
Comment avez-vous approché ici l’écriture vocale ?
Le début de Songs and voices tourne autour de la présence du chant dans l’absence d’une voix qui chante. Et cela était le moteur de la recherche sonore instrumentale, une sorte d’aporie qui – tel que le paradoxe de Kafka – visait à repousser les limites du « visible » instrumental.
Cette première question en appelait naturellement une autre qui est en quelque sorte son revers:
Qu’est-ce que la voix sans le chant ? Qu’est-ce que la voix en tant que pure présence, dépourvue de sa fonction orphique ? La voix comme corps instrumental, et comme corps tout court ? La voix comme présence charnelle qui précède et dépasse la parole. Une sorte d’objet apotropaïque qu’on reconnaitrait sans le comprendre.
L’exploration de cette autre face de la question de la voix m’a poussée à intégrer un ensemble vocal au voyage musical, qui se déroule donc entre ces deux extrêmes : l’extrême absence et l’extrême présence, le chant dans la voix et la voix sans le chant.
Comment avez-vous articulé l’écriture vocale avec l’électronique ?
Nul besoin d’avoir recours à des traitements électroniques pour faire de l’électronique. L’amplification est déjà, en elle-même, un travail du son électronique. Plutôt que d’ajouter de l’étranger sonore, j’ai donc surtout utilisé de manière très approfondie l’outil qu’est le microphone, ainsi qu’une spatialisation qui reste assez subtile : non pas pour faire voyager les sons, mais pour donner une profondeur de champ au paysage sonore. Ce travail est également souligné par une mise en lumière d’Antonello Pocetti, qui met en valeur les sous-groupes de musiciens tout au long de l’œuvre.
Qui dit « chants et voix » (« Songs and voices ») dit livret : en l’occurence, il est composé de textes dans des langues pour le moins rares. Comment l’avez-vous élaboré et d’où viennent ces textes ?
J’ai choisi deux textes populaires très anciens du sud de l’Italie et de Sardaigne. Le choix est, comme je l’ai dit plus haut, anti-intellectuel et anti-littéraire. Il n’y a pas de je poétique, mais des textes collectifs, dont il existe plusieurs versions et aucun auteur unique identifiable. Des textes qui parlent seulement de la vie, de l’amour et de la mort.
L’un d’eux est une chanson pour voix et guitare en scordatura: une chanson d’amour intitulée A valediction for her sister (Un Adieu à sa sœur).Dans ce chant, la blancheur de la neige, du papier et de la peau de la jeune fille rappellent tout aussi bien celle d’un corps sans vie.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas