Afin de remettre en perspective la résidence en recherche artistique d’Emma Margetson, Markus Noisternig, chercheur, artiste sonore et néanmoins directeur adjoint du laboratoire STMS, nous guide dans la longue histoire de la recherche dans laquelle s’inscrit la mise au point de l’IKO, ce haut-parleur en forme d’icosaèdre, au centre de toutes les attentions.
Aux origines de l’IKO, il y a un rêve : celui de reproduire le rayonnement sonore réel d’une source acoustique – un instrument ou une voix, par exemple – ou de synthétiser tout type de rayonnement acoustique. Car un instrument n’est pas un haut-parleur, et inversement. On imagine bien que, entre les formes de l’instrument et le corps de l’interprète (pour ne parler que de ça), la manière dont l’onde sonore se déploie dans l’espace est tout sauf simple. Et ça change pour chaque hauteur de note, chaque timbre… Pour prendre une comparaison maritime, une longue houle ne déferlera pas de la même manière sur une falaise qu’une mer déchaînée, selon son amplitude ou sa longueur d’onde. Aussi parfait soit-il, un haut-parleur seul n’offrira donc qu’une piètre approximation au rayonnement sonore d’un instrument.
Les recherches scientifiques sur le sujet sont très anciennes. À l’Ircam, elles remontent presque aux débuts de l’Institut lui-même. « Pour bien faire, on doit explorer deux axes en parallèle, explique Markus Noisternig. D’une part, on doit faire des mesures de directivité des instruments. Cette approche a d’abord été mise en œuvre à l’aide d’une paire de microphones déplacée autour de la source sonore (idéalement à la surface d’une sphère) afin de mesurer la pression et la vitesse du son. Par la suite, des dispositifs plus avancés ont été utilisés, notamment des réseaux sphériques de microphones entourant la source sonore, permettant un enregistrement simultané du champ sonore en plusieurs points. Dans une chambre anéchoïque, les mesures ne nécessitent plus qu’un seul microphone par position. Cette configuration permet de réduire le nombre de capteurs requis et facilite le développement de réseaux de microphones à très haute densité spatiale. Toutes ces mesures servent ensuite à une modélisation du rayonnement sous forme d’équations. D’autre part, il faut développer des dispositifs de diffusion susceptibles de restituer cette directivité. »
« Dès les années 1980, des premières expériences ont eu lieu à l’Ircam, d’abord avec un seul cube équipé de six haut-parleurs – un sur chaque face – puis avec trois cubes empilés les uns sur les autres, chacun couvrant une gamme de fréquences différente. Cette configuration visait à reproduire le rayonnement tridimensionnel d’une source sonore complexe, en tenant compte des caractéristiques directionnelles propres à chaque plage de fréquences. Dans les années 2000-2010, cette démarche a donné par exemple naissance au « Totem de haut-parleurs », que Marco Stroppa a utilisé dans plusieurs de ses œuvres. En parallèle, des recherches similaires étaient menées dans d'autres institutions académiques, telles que Stanford, Princeton, Berkeley ou Aix-la-Chapelle, où des équipes de recherche ont mené plusieurs essais avec des structures disposées à la surface d’une sphère – comprenant jusqu’à 120 haut-parleurs. »
« Dans tous les cas, précise Markus Noisternig, il y a là plusieurs enjeux : d’abord, pour que cela ressemble à une source instrumentale, il faut que le dispositif soit relativement compact. Ensuite, il faut avoir suffisamment de haut-parleurs à la surface, pour couvrir l’espace de la manière la plus complète possible : on parle d’échantillonnage spatial. En théorie, cela nécessiterait une infinité de haut-parleurs infiniment petits répartis sur une sphère minuscule coïncidant avec la source. En pratique, cela n’est pas possible : les haut-parleurs doivent avoir une taille minimale pour produire un niveau de pression acoustique suffisant, ce qui limite leur densité sur la sphère. Il faut donc trouver un compromis entre la taille, le nombre et la disposition des haut-parleurs, afin de restituer au mieux les caractéristiques directionnelles sans générer d’interférences ni sacrifier l’efficacité sonore. L’IKO, lui, a été mis au point à l’Institut de musique électronique et d’acoustique de l’Université de musique et des arts de la scène de Graz. La première version remonte à 2007, avec deux icosaèdres empilés (chacun correspondant à une gamme de fréquences). La technologie a été reprise par une start-up, Sonible, qui a mis au point l’IKO tel qu’on le connait aujourd’hui. »
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Emma Margeston effectuant des tests avec l'IKO dans l'Espace de projection
Seulement la structure ne fait pas tout. On peut considérer que l’icosaèdre, avec ses 20 haut-parleurs (un par face), est un bon compromis, mais on ne peut pas réinjecter directement le signal mesuré sur l’instrument, dû à plusieurs obstacles techniques, à la fois internes et externes.
« À l’intérieur de la structure, la proximité des vingt haut-parleurs provoque des interactions entre les ondes sonores qu’ils émettent. Ces ondes peuvent aussi s’interférer à l’extérieur. Ce sont autant de phénomènes qu’il nous faut mesurer, afin de les anticiper et de les intégrer à nos algorithmes pour minimiser les éventuelles perturbations. Enfin, il faut modéliser le fonctionnement de l’IKO à toutes les fréquences – ce qui est faisable dans la chambre anéchoïque de l’Ircam. Le rayonnement acoustique de chaque haut-parleur de l’IKO est mesuré individuellement à l’aide d’un réseau de microphones disposés autour de la source, afin de modéliser précisément leur comportement sonore. Pour mesurer la diaphonie, c’est-à-dire les interférences entre les haut-parleurs, et pouvoir la réduire par la suite, on utilise un vibromètre laser. Une autre approche consiste à modéliser numériquement le rayonnement de chaque haut-parleur. Après quoi, il reste à écrire des algorithmes qui tiennent compte de toutes ces contraintes, afin de traduire le rayonnement sonore mesuré en signal émis. »
La reproduction fidèle du rayonnement acoustique des instruments reste certes une ambition légitime et stimulante, mais sans épuiser les possibilités offertes par l’IKO. Markus lui-même le suggère : « Pourquoi ne pas envisager d’autres usages, plus artistiques, pour ce haut-parleur singulier ? La formation de voies – technique qui consiste à projeter le son dans une direction dédiée – en est un exemple accessible, qui ouvre déjà des perspectives expressives. D’autres approches, plus expérimentales, comme la synthèse granulaire spatiale, invitent à manipuler l’espace sonore comme une matière à part entière. C’est précisément là que la recherche artistique prend le relais, en inventant de nouveaux modes d’écoute et de création. Tout un réseau d’artistes s’intéresse aux potentialités de l’IKO, et nous avons, à l’Ircam, collaboré sur ces sujets avec des personnalités aussi variées que Yan Maresz, François Nicolas ou Aaron Einbond. Utiliser l’IKO en champ libre ne révèle pas tout son potentiel, et n’a rien de particulièrement enthousiasmant — en revanche, le dispositif est très riche en termes de matérialisation de l’espace alentour. On peut jouer avec l’acoustique d’une salle, en pointant l’onde dans différentes directions pour provoquer des réponses acoustiques parfois inattendues. »
« Voilà plusieurs années que Nadine Schütz, dont la formation mêle musique, architecture et psychoacoustique, travaille avec le laboratoire STMS sur des techniques compositionnelles de l’espace qui mettent en valeur l’architecture. En jouant avec les bâtiments et les salles, ceux-ci deviennent de véritables instruments de musique. C’est aussi l’approche d’Emma Margetson, qui cherche au cours de sa résidence à développer une écriture de l’espace au moyen de l’IKO. Pour manipuler l’espace, elle y positionne des réflecteurs ou d’autres objets, qui réfléchissent les ondes sonores. On peut ainsi créer des illusions sonores ou des effets de masquage. C’est tout un jeu entre le dispositif et l’espace. Par exemple, en plaçant plusieurs réflecteurs pointant vers un même point, on fait de la synthèse additive – exactement comme des miroirs avec des lumières colorées. »
« Pour nous autres scientifiques, conclut Markus, ces études musicales explorent des cas d’utilisation, intéressants d’un point de vue compositionnel/artistique, des technologies sur lesquelles nous travaillons. Les artistes nous poussent dans nos retranchements, ils font émerger de nouveaux enjeux auxquels on essaie de répondre en développant les outils adaptés pour réaliser ce qu’ils imaginent et contrôler le résultat. »
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Jérémie Szpirglas
