Création
Actualité

1977-2023 : L'Odyssée de l'Espace de Projection [2/3]

Deus Ex Machina

De fait, la décennie 1990 va s’avérer une période d’innovations tous azimuts, notamment autour de la spatialisation. Dès 1993, le programme lancé sur le sujet accouche d’un outil qui fera référence : le Spatialisateur, Spat, aujourd’hui utilisé dans de nombreux lieux. « On a cherché un outil que l’on puisse manipuler sans connaissance de la technologie avec un nombre illimité de HP », précise Olivier Warusfel. À l’Espace de projection, des compositeurs tels que Marco Stroppa, Philippe Schoeller ou Yan Maresz vont rapidement en faire bon usage, tout comme la compositrice Cécile Le Prado, dont  Le Triangle d’incertitude est créé en 1996 : cette « suite pour paysages maritimes, musique concrète pour une installation sonore » va permettre, selon Olivier Warusfel, de démontrer « le caractère générique du Spat : la pièce pouvait être jouée indépendamment sur tout type de modèle, avec n’importe quel nombre de HP… Spat était déjà compatible avec des systèmes de reproduction qui n’existaient pas encore ! »

En 1994, le très britannique (dans tout ce que cela comporte de douce folie) Benedict Mason fait sensation avec sa pièce Third Music for European Concert Hall… I love my life, créée par l’Ensemble intercontemporain. Ambitionnant de « traiter le matériau de la salle de concert et la salle elle-même comme un instrument », le compositeur joue de toutes les possibilités des périactes. Le RIM Serge Lemouton n’a rien oublié : « Benedict Mason travaillait à un cycle d’œuvres pour lesquelles il occupait des lieux de façon complète et extrême. À l’Ircam, il dormait sur place, il errait dans les couloirs du Centre Pompidou, la police le faisait sortir… Il vivait là en mode clochard ! Il y avait un véritable engagement politique dans sa démarche, c’était très situationniste. Et il avait des demandes délirantes et inventives – mais toujours par rapport au lieu. Il avait par exemple récupéré toutes les chaises tournantes des chercheurs de l’Ircam pour y faire asseoir les musiciens de l’EIC et il les faisait tourner sur eux-mêmes dans l’Espro ! Pour le concert, il avait enregistré le chef Pascal Rophé en train de diriger, et les images étaient diffusées sur des écrans : Pascal, lui, était assis dans le public. Il avait aussi mis des écrans tout autour des musiciens… C’était très avant-garde en fait ! »

L’année précédente, Serge Lemouton avait accompagné Florence Baschet dans la création d’Alma Luvia, pièce pour Cristal Baschet, clarinette, alto, voix et dispositif sur des textes du Finnegan’s Wake de James Joyce. En 1995, Spira Manes, pour sept voix, sept instruments et dispositif électroacoustique en temps réel, d’après Ulysse, bouclera ce diptyque joycien. Aujourd’hui, la compositrice garde de l’Ircam l’image d’« un espace d’expérimentation » : « Dès que je peux y aller, c’est pour travailler sur des nouveaux outils, de nouvelles applications, de nouveaux timbres. Certes, mes pièces mixtes n’ont pas été toutes ”reportées” (adaptées informatiquement, ndlr) et ne peuvent donc être rejouées. Mais ce qui m’intéresse à l’Ircam, c’est justement de pouvoir changer sa boîte à outils. Travailler directement avec des scientifiques, chercher ensemble, enrichir, aller voir plus loin… »

À travers ces propos perce le risque d’obsolescence inhérent aux œuvres par trop « technologiques », surtout lorsque l’on a à disposition une telle boîte à outils : car les avancées en termes de spatialisation permises par l’Espace de projection viennent s’ajouter aux autres innovations de l’Ircam, en matière de composition assistée par ordinateur, en temps réel ou non, d’interprétation et de technologies d’interaction, de lutherie, et à des logiciels comme Max, OpenMusic, Modalys… Il n’est pas donné à tout le monde de savoir se rendre maître des machines, et de pouvoir atteindre, selon Serge Lemouton, ce point d’équilibre si délicat entre « le démonstratif et l’excès de subtilité »… Le compagnonnage de Florence Baschet avec l’Ircam ne faisait que commencer, puisque la compositrice y créera en 2009, à l’issue de deux ans de résidence, son StreicherKreis pour quatuor à cordes (le Quatuor Danel) et dispositif. Cette pièce explorant le geste instrumental va être le théâtre d’authentiques innovations, notamment des capteurs gyroscopes fixés aux poignets des musiciens, testés durant de longs mois : « Cette idée qu’il y ait, dans le travail, un véritable lien entre les compositeurs et les scientifiques, c’était une vraie idée boulézienne. » « Boulez était un cas un peu particulier, renchérit Éric de Visscher, qui a pu suivre la genèse de sa pièce Anthèmes 2, pour violon et électronique, créée (à Donaueschingen) en 1997. En fait, il ne touchait pas l’ordinateur. Il explicitait des images sonores et Andrew (Gerzso) lui proposait des solutions techniques. Ils avaient développé un tel rapport de compréhension mutuelle que cela devenait organique… » 1997 verra naître deux autres pièces phares, deux compositions pour « formation Bartók » (2 pianos, 2 percussions) et électronique créées par l’ensemble Ictus : Related Rocks du Finlandais Magnus Lindberg et M de Philippe Leroux. En 1999 enfin, la création du splendide Professor Bad Trip: Lesson II de Fausto Romitelli (1963-2004), par l’ensemble L’Itinéraire, viendra clore cette décennie jalonnée de prouesses artistico-scientifiques.

« Ce qui m’intéresse à l’Ircam, c’est justement de pouvoir changer sa boîte à outils. Travailler directement avec des scientifiques, chercher ensemble, enrichir, aller voir plus loin… » Florence Baschet

Au tournant du millénaire toutefois, Georges Aperghis vient jeter sur lesdites prouesses un regard miamusé, mi-corrosif, avec un objet artistique au titre ambivalent : Machinations. Pour ce « spectacle musical pour quatre femmes et ordinateur » que le compositeur, jusqu’alors plutôt méfiant envers l’informatique, s’est laissé convaincre de venir réaliser à l’Ircam, l’équipe artistique occupe l’Espace de projection de nombreuses semaines, comme dans un théâtre. « C’est une œuvre inspirée par l’Espro, raconte Éric de Visscher, par tout cet univers machinique et industriel, que Georges Aperghis met en scène avec l’humour et la dérision qu’on lui connaît… Il replace le spectacle dans ce discours encore très moderniste de l’époque (car l’Ircam restait alors ancré dans la pensée des Trente Glorieuses). Machinations est pour moi la première pièce qui, dans l’Ircam, questionne ce culte de la technologie, mais aussi qui la met en scène, qui en fait un spectacle… ». Créées avec succès en 2000 dans le cadre du festival Agora, ces Machinations marqueraient-elles un point d’inflexion, sinon de bascule ?

Photo 1 : Périactes © Centre Pompidou, photo : Jean-Claude Planchet
Photo 2 : L'artiste Deena Abdelwahed travaillant avec les équipes de l'Ircam, Espace de projection, janvier 2023 © Ircam-Centre Pompidou, photo : Déborah Lopatin
Photo 3 : Machinations de Georges Aperghis, Espace de projection de l'Ircam © Marion Kalter
Photo en couverture : Game 245 "The Mirror Stage de Bernhard Lang, Espace de projection, Juin 2023 © Ircam-Centre Pompidou, photo : Quentin Chevrier

par Sandrine Maricot Despretz et David Sanson (Hémisphère son)