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Espaces de la pensée compositionnelle – Lieux de la musique

Invitée par l’académie ManiFeste-2021 pour encadrer en juin prochain un atelier de composition pour ensemble de musique de chambre, la compositrice Isabel Mundry réfléchit ici à l’enseignement de la composition aujourd’hui.

L’idée musicale est un phénomène d’observation multidimensionnelle, elle peut être déployée, interrogée et explorée. De quoi a-t-elle besoin pour prendre forme ? Il n’est pas rare que cette idée musicale subisse une réelle transformation. Un aspect de l’enseignement de la composition est intemporel, un autre aspect est plus directement lié à la situation actuelle. Isabel Mundry présente les enjeux et l’actualité de son atelier « Places of Listening » (lieux d’écoute). Elle interroge tout à la fois, l’image que la musique a d’elle-même et les lieux où elle aspire à être perçue.

Dans mon parcours, l’enseignement a commencé alors même que j’étudiais la composition, lorsqu’après quatre semestres, j’ai été chargée de cours en théorie musicale. L’enseignement de la composition s’y est rapidement ajouté. Apprendre et simultanément enseigner, j’ai donc fait cette expérience d’une interaction, que je m’efforce toujours d’entretenir et de renouveler sans cesse. Mais à l’heure où les concepts esthétiques, les approches compositionnelles, les pratiques musicales sont marqués par une hétérogénéité et une discontinuité radicale, que signifie donc apprendre la composition et l’enseigner ?

À chaque nouvelle idée, cette question se repose, que ce soit dans mon studio ou dans une salle de cours. L’apprentissage et l’enseignement de la composition consistent essentiellement à explorer une idée de telle sorte qu’il soit possible de développer pas à pas les critères et les pratiques permettant de l’élaborer. Au cours de cette élaboration, l’idée va se déplacer, se reconfigurer. Il ne s’agit donc pas de répéter des dogmes esthétiques, des techniques étayées par une démarche positiviste, mais plutôt d’explorer et développer des perspectives individuelles, d’un étudiant à l’autre, d’œuvre en œuvre, d’un instant à l’autre. Cela soulève aussitôt de nouvelles questions. Est-il possible de trouver des méthodes et des critères de réussite pour le processus de création d’une œuvre ? La pluralité esthétique aujourd’hui ne rend-elle pas superflue toute discussion sur l’idée elle-même ? Ces deux questions visent une dimension générale, même si elles concernent la création individuelle d’une nouvelle œuvre.

Au cours de mes études, j’ai remarqué que les professeurs évitaient d’évoquer avec moi les détails propres à la technique de composition. Ils ne voulaient pas nous imposer un style, ni suggérer de reprendre certains concepts ou techniques. Ce qui allait également de pair avec le refus de toute forme de discussion et d’accompagnement des approches individuelles. Au lieu de réfléchir aux questions concrètes qui se posent dans la création d’une œuvre nouvelle, nous parlions plutôt d’idées générales, de littérature, de cinéma, de philosophie, d’art ou de la musique des autres.

Après mes études, j’ai perçu cette lacune du discours comme un vide dans le dialogue que j’entretenais avec moi-même dès lors qu’il s’agissait de donner forme à une nouvelle composition. Les idées ne manquaient pas, mais bien les manières de procéder pour établir une relation entre ces idées et la micro-dimension de la composition, les deux s’alimentant mutuellement. Lors de l’élaboration d’une nouvelle pièce, j’agissais soit avec un sentiment de cohérence, d’évidence et d’intuition, soit avec des paramètres autonomes sur le plan technique. Les deux approches peuvent s’avérer fécondes, mais j’ai de plus en plus été confrontée à leurs limites, à leurs limitations. Je me suis rendu compte de cette situation : soit l’action instinctive conduit à des schémas répétitifs, soit le calcul technique engendre des déconnexions. Et j’ai pu mesurer combien ces deux orientations restreignent la liberté qui avait été initialement cernée dans l’idée.

Cette perception m’a poussée à interroger la genèse de l’œuvre sous un jour nouveau. Un questionnement que j’ai intégré à ma démarche de composition et à mon enseignement. J’en suis arrivée à penser le chemin entre l’idée et sa réalisation non pas tant comme une transition que comme un espace. Un espace composé de plusieurs strates, ouvert à la valeur intrinsèque de l’expérimentation dans la manière d’aborder les formes, les techniques, les pratiques. Dans cet espace, l’esquisse joue souvent un rôle essentiel, comme retour à l’idée et visée d’un résultat possible.

Concrètement, cela revient à assimiler le processus de création à une dimension de laboratoire : on se concentre sur un aspect, on écarte d’autres voies, on tente plusieurs approches, en y associant des dispositifs expérimentaux, des tests, des rituels ou d’autres procédures. Ce qui s’applique aussi bien aux compositions conceptuelles, inter-médiales, ainsi les installations, qu’à celles qui se destinent au dispositif du concert et de la partition écrite pour des interprètes.

Lorsque j’accompagne les étudiants dans la genèse de leurs œuvres, nous évoluons principalement dans cet espace. Le processus de création qui se décompose en différentes étapes, phases et strates, est alors le plus discursif et le plus réflexif. De quoi a besoin l’idée pour prendre forme et devenir « son » ? C’est cela qui est en jeu, même si au bout du compte, le son restera une métaphore et si l’œuvre s’incarne finalement dans d’autres médias.

Mais il existe aussi un espace au-delà de cet espace, qui peut lui aussi être pertinent pour l’enseignement. C’est l’espace d’où émergent en premier toutes les influences et stimulations qui conduisent à une idée de composition. Parfois, je passe des mois dans ce second espace avec les étudiants. Nous discutons alors de textes, de théories philosophiques ou de modèles biologiques, nous écoutons Björk ou de l’électro tendance métal, nous cherchons sur Internet des installations exposées aux quatre coins du monde, etc. À ce stade on s’aperçoit combien la relation entre l’étude et l’activité didactique imprègne l’enseignement, combien elle est récursive et pourtant ouverte.

Ce deuxième espace fonctionne dans deux directions.
D’une part, il est constitutif de la formation des idées et de leur élaboration, et il est donc abordé à plusieurs reprises dans les cours individuels au fil du processus. D’autre part, il pointe ce qui revêt une pertinence esthétique aux yeux des étudiants, de même que les grands questionnements qui les animent. Ces derniers peuvent aussi bien être marqués par la politique, l’art, le quotidien, une expérience personnelle. C’est là qu’intervient un deuxième niveau d’enseignement. Et j’estime qu’il est tout aussi central que l’échange individuel. Il consiste à réfléchir dans une dimension collective.

Au début, je considère que les idées ne sont pas négociables. Elles sont individuelles, souvent intuitives et n’existent que dans l’esprit d’une personne particulière. Mais au cours de la création de l’œuvre se révélera leur essence ou ce qu’elles pourraient être. Alors, elles s’alimentent ou se vident, s’égarent ou se transforment de manière féconde, deviennent restrictives ou source de liberté, etc.

Elles intègrent le processus de composition et appartiennent au dialogue individuel sur l’œuvre singulière. En revanche, les concepts esthétiques peuvent être discutés d’emblée. Car ceux-ci aspirent à être débattus, ils se réfèrent à une chose ou se démarquent d’une autre, et ils sont orientés. Ces réflexions relèvent du collectif, c’est pourquoi j’aime les aborder de manière interdisciplinaire. Souvent, l’impulsion ne vient pas de moi, mais des étudiants eux-mêmes. Il peut s’agir de sujets d’actualité comme la problématique postcoloniale, ou d’apporter un éclairage nouveau sur des phénomènes anciens. Il y a deux ans, une plasticienne a ainsi proposé de réfléchir à la polyphonie, ce qui nous a amenés à développer des axes, notamment entre la polyphonie flamande, les théories sociales contemporaines et les installations de Pierre Huyghe.

Avec ces séminaires s’opère un déplacement de la pensée et de la perception de la composition qui se produit. Je ne les considère donc pas comme des lieux de transmission des connaissances, mais plutôt comme des lieux d’une recherche en commun. Des lieux pour s’interroger, chercher, réfléchir et élaborer.

L’atelier Places of Listening est conçu dans cette optique. Sa thématique découle de deux constats que j’ai faits au cours des dernières années. Le premier renvoie à la présence croissante en Europe centrale de la musique issue de cultures orales et à son influence sur la production contemporaine. De nombreux compositeurs intègrent désormais des apports de traditions où la musique ne voit pas le jour sur du papier à musique, mais dans un processus ouvert de transformation permanente entre écoute et exécution. De quoi relativiser un paradigme majeur de la musique d’Europe centrale resté opérant dans la création d’avant-garde, à savoir que ce qui compte avant tout, c’est l’expression et l’individualité. Mais si l’écoute joue un rôle capital dans le processus de création, alors la musique doit aussi se comprendre comme une trace ou une empreinte de quelque chose. Non seulement la musique montre quelque chose, mais quelque chose se montre en elle et exerce un effet indiciel sur cette dernière. Il en résulte une oscillation entre activité et passivité.

Mon autre constat porte sur le fait que les compositeurs sont de plus en plus intéressés par la création de nouvelles situations d’exécution où la stricte séparation entre le lieu de la musique et le lieu réel, où le public silencieux l’écoute ; est abolie. De cette manière, l’espace où l’œuvre est appelée à résonner est lui aussi remis en question. Le vieil idéal de son optimisation acoustique cède la place au souci attaché à ses particularités. L’atelier traitera de ces aspects : dans quelle mesure une œuvre pose-t-elle la question de l’écoute ? Quel rôle joue le lieu où il est prévu qu’elle soit entendue ? Et quelle place la performance à proprement parler donne-t-elle à l’écoute, ici et maintenant ?

Par Isabel Mundry, traduit de l’allemand par Philippe Abry

Photo : Isabel Mundry © Marco Giugliarelli for the Civitella Ranieri Foundation, 2019.