10h00- 18h00
En entrée libre
Dans la limite des places disponibles
Séminaire MaMuPhi
Comment orienter aujourd’hui nos tâches en matière d’arts, tout particulièrement d’art musical ?
Simplifions, pour aller à l’essentiel : il nous faut prendre acte du fait que nous sommes définitivement sortis d’un entre-temps, ouvert après 68 par une postmodernité dont les chatoiements ludiques ont accompagné déconstructions, désorientations et désubjectivations, puis clôturé à partir des années 90 par un art contemporain de la performance, de la mixité et de la plasticité numérique (qui, à l’ombre d’une idéologie occidentale de « démocratisation », « décentralisation » et « désinstitutionnalisation » déclarées libératrices, s’accorde au diapason libéral d’un nouveau monde, globalement émancipé des utopies modernistes du XX° siècle et livré à la jouissance compulsive de ces marchandises dont la technologie nous promettrait le renouvellement indéfini).
Qu’on croit ou non aux discours du semblant qui orchestrent ce basculement, force est d’acter que le tournant du XXI° siècle s’est ainsi accompli.
Tenons alors qu’il délivre à certains la question : quels nouveaux projets stratégiques en matière d’arts ? Pour clarifier le champ de bataille qui s’est ainsi ouvert, dualisons les quelques dispositions esthétiques qui rivalisent pour faire ressortir les grandes oppositions d’orientation.
Si l’on distingue trois dispositions majeures (classicisme/modernités/contemporanéisme), leur dualisation configure trois vastes oppositions quant aux tâches de l’heure :
1. Invarier ou renouveler ?
2. Répéter (pour maintenir) ou poser un nouveau pas (pour reprendre une longue marche) ?
3. Bondir ou inverser/retourner ? Sous l’hypothèse générale qu’il s’agirait aujourd’hui d’articuler les trois dispositions classique-moderne-contemporain (la musique moderne ne se dit-elle pas aussi musique classique contemporaine ?) plutôt que de se cantonner sur un seul côté du diagramme, cette journée voudrait interroger la manière dont chacun situe son projet dans ce nouveau champ de forces.
Thématisons ces questions selon leur matérialisation musicale :
- Qu’en est-il aujourd’hui de l’œuvre musicale quand l’axiome dadaïste de Duchamp « Faire des œuvres qui ne soient pas d’art » (qui l’a conduit en 1935 jusqu’à l’insigne Concours Lépine…) semble triompher dans les esthétiques du déchet ?
- Qu’en est-il aujourd’hui de la dialectique mise en œuvre par l’instrumentiste entre écriture musicale et instrument de musique quand l’axiome romantique de Berlioz « Tout corps sonore mis en œuvre par le compositeur est un instrument de musique » semble triompher dans l’avalanche des haut-parleurs ?
- Qu’en est-il de l’écoute musicale quand l’axiome futuriste de Russolo « Rompre le cercle restreint des sons musicaux pour conquérir ces nouveaux bruits dont la guerre moderne constitue le paradigme » semble prophétiser un sinistre retour, cent ans plus tard, de « la rumeur des batailles » ?
- Qu’en est-il des musiciens dont le XXI° siècle va avoir besoin si l’axiome postmoderne d’Aperghis « Faire musique de tout » se décline désormais en son corollaire nihiliste : « Faire musique de rien » ?
- Au total, comment réactiver une autonomie musicale dont l’enlisement dans une autarcie formaliste a pu légitimer le retour aux bonnes vieilles fonctionnalités sociales ou culturelles de la musique (celles-là même que Jdanov ou Thomas d’Aquin prônaient au nom d’une citoyenneté ou d’une communauté bien comprises) ?
Programme
10h-13h :
Alain Franco et Jean-Luc Plouvier exposeront l’expérience accumulée, depuis bientôt vingt ans, respectivement dans Parts et dans Ictus et thématiseront leurs propres orientations musicales.
15h-18h :
Éric Brunier, Rudolf di Stefano et François Nicolas exposeront un projet commun Hétérophonies/68 de raisonances renouvelées entre modernités picturales, cinématographiques et musicales.
Eric Brunier : Manet & Cézanne, deux modernités peu conciliables
On soutiendra la thèse suivante : l'art dit contemporain se développe en se référant à la modernité de Manet alors que l'art moderne de Braque et Picasso, en un mot du cubisme, s'est construit par l'extension de l'œuvre de Cézanne. On développera la bifurcation que cela entraine, notamment dans les tâches que la peinture peut se donner aujourd'hui.
Rudolf di Stefano : Deleuze et la modernité cinématographique
Deleuze a écrit l’Image-mouvement et l’Image-temps, et a fait là œuvre de philosophie. Il n’empêche que ces deux livres ont le mérite de clairement délimiter la notion de modernité en cinéma, en faisant valoir la coupure radicale qu’elle a accompli avec le cinéma classique qui la précédait.
L’exposé lui, ne sera pas fait en philosophe, mais en cinéaste engagé dans un faire contemporain. Il sera question d’identifier ce qui dans les propositions théoriques de Deleuze opère réellement dans les films modernes, mais surtout d’y repérer les impasses, tout particulièrement dans son concept de « Peuple qui manque » abondamment repris aujourd’hui par un certain contemporanéisme théorique et cinématographique. Cela pour ouvrir une voie nouvelle, celle d’une production cinématographique capable de renouveler les enjeux modernes, mais aussi pour faire le pari qu’il est possible de passer d’un peuple qui manque à un peuplelà.
François Nicolas : Boulez et la modernité picturale de Klee
Que penser aujourd’hui de la manière dont Boulez, méditant l’œuvre de Paul Klee, réfléchit ces raisonances entre modernités contemporaines qu’il appelle « profil commun à une époque donnée et moyens employés dans différents domaines coïncidant à un niveau profond » ? Que penser en particulier de la manière dont Boulez profile ici une modernité musicale orientée, par une « haine du romantisme », vers « une certaine objectivité de l’expression que l’on aurait voulue sans faille » et qui côtoie alors un « esprit néo-classique » rejetant toute expression musicale ? Pour ce faire, on se concentrera sur un cours donné par Klee (Bauhaus, 13 février 1922) et sur le tableau Éclair physionomique qui donne forme picturale à son bilan.
L’interprétation qu’en avance Boulez met en jeu deux déterminations : pour Boulez, l’objectivité visée d’une expression sans faille s’appelle perception, et la composition d’une telle potentialité repose sur la « transgression » d’une discipline géométrisable. Dans ce cas, l’expressivité musicale – celle-là même sur laquelle le Boulez de Darmstadt a buté pour y revenir, vingt ans plus tard, sous l’angle d’un thématisme de type nouveau – n’apparaît-elle pas comme le vaste impensé de la modernité sérielle ?
Pour enquêter, à l’ombre de cette question, sur ce qu’expressivité veut dire, on survolera deux siècles (d’avant 1789 jusqu’à 1968) d’une histoire musicale qu’on périodisera en quatre étapes (classicisme / romantisme / modernité atonale et néoclassicisme / modernité sérielle) pour mieux distinguer cinq modes (classique, romantique, moderne soustractif, moderne néoclassique, moderne constructiviste) selon la manière dont la composition musicale assume sa part expressive. C’est en ce point où la composition musicale, entendue comme dialectique construction/expression, s’éclaire de la part d’interprétation que toute formalisation profile en intériorité que la possibilité d’un sixième mode musical d’expression (et donc de composition) s’indique, suggérant qu’il pourrait ainsi y avoir trois étapes dans la modernité musicale et quatre modes (modernes) susceptibles d’y coexister.