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Alberto Gatti / Re-sounding bodies : Claire Richards 2/4

Le blog des résidences artistiques

Sans elle, la résidence d’Alberto Gatti n’aurait jamais pu advenir. Tout simplement parce que le harnais multimodal au centre de cette recherche artistique est son invention. Pour ce deuxième épisode, nous nous devions de dresser le portrait de celle qui l’a imaginé et mis au point, au cours de sa thèse menée à l’Ircam et soutenue en février 2023 : Claire Richards.

La légende veut que la conduction osseuse, ou ostéophonie, serait née au XVe siècle sous la forme d’une prothèse auditive : le sujet tenait un bâton entre ses dents, lequel était relié à un instrument de musique – ce qui permettait d’entendre le son de l’instrument, du moins dans certains cas de déficit de l’audition (si le nerf n’est pas touché). Beethoven lui-même se serait servi du dispositif, pour entendre ce qu’il jouait au piano.

De même, le harnais multimodal sur lequel travaille Alberto Gatti, et qui repose sur cette technique de conduction osseuse, est né de l’expérience sensorielle d’une déficience auditive. En l’occurrence celle de son inventeuse, Claire Richards :

« Je perçois mal les fréquences entre 400Hz et 4000Hz, dit-elle, mais cela m’a ouverte à une autre écoute musicale : la sensibilité charnelle aux vibrations. Je me souviens que, étant petite, j’aimais toucher le piano pendant que mes sœurs en jouaient, ou sentir sous mes doigts la vibration des cordes d’une guitare. J’ai toujours été réceptive à l’aspect sensoriel et haptique de la musique – d’où cette idée d’écouter la musique avec le corps et, plus encore, de composer une musique pour le corps, et non pas seulement pour les oreilles. »

© Roland Cahen

C’est ainsi qu’elle développe, dans le cadre de son mastère spécialisé à l’ENSCI (l’École nationale supérieure de création industrielle) en 2016-2017, une première version du harnais, appelée Insound : « Insound était plus simple que le harnais utilisé aujourd’hui, que ce soit en termes de structure ou d’intégration électronique. Mon directeur de mastère était Roland Cahen : grâce à lui, je me suis familiarisée avec des outils comme Max, ce qui m’a permis de faire quelques tentatives de programmes pour spatialiser le son à la surface du corps au moyen de ce premier dispositif.

Arrêtons-nous ici un instant pour préciser que le concept de spatialisation n’est dans ce cas pas exactement le même que celui que l’on connait habituellement à l’Ircam et dans le champ musical : c’est-à-dire la localisation d’une source sonore dans l’espace (d’une salle de concert par exemple). Ici, c’est bien de spatialisation corporelle qu’il s’agit, c’est-à-dire d’une perception spatiale du son à la surface du corps. En travaillant des transitions spatiales du son d’un transducteur à un autre du harnais multimodal, on peut par exemple donner le sentiment d’un son, ou d’une onde sonore, qui traverse le corps, comme on sent le mouvement des vagues au cours d’un bain de mer.

Difficile, pour autant, d’imaginer une véritable perception spatiale, au même titre que l’ambisonique ou le binaural : le son reste fondamentalement perçu au niveau de l’oreille, même lorsqu’il s’est propagé depuis le bas de la colonne vertébrale. Rien à voir avec l’écoute aérienne, où l’on peut percevoir si le son vient de droite et de gauche. Avec le harnais multimodal, ce sont les vibrations transmises par les transducteurs et ressenties à fleur de peau qui donnent ainsi l’impression « d’écouter » via différentes parties du corps.

« Autre forme de spatialisation que j’ai voulu explorer, à la toute fin de ma thèse, raconte la chercheuse, déjà en collaboration avec Alberto Gatti : l’impression d’être dans la caisse de résonance d’un instrument, voire d’être joué•e soi-même par l’instrumentiste. Le son ne fait plus qu’un avec le corps. »


Claire Richards portant le harnais photo 1 © Véronique Huygues de l'ENSCI Les Ateliers photo 2 : © Yann Teytaut

Le principe structurel du harnais s’impose rapidement au cours de la phase de conception : il est plus facile ainsi de maintenir les transducteurs au contact de la peau, mais aussi de cibler certaines surfaces que Claire Richards a identifiées comme mieux à même de conduire le son, à l’instar des clavicules ou des cervicales – qui fonctionnent jusqu’à 2000Hz, même lorsqu’on coupe totalement l’audition naturelle via les oreilles

« J’avais en tête la possibilité d’exploiter les deux axes du corps : horizontal, avec les côtes et les clavicules, et vertical, avec les vertèbres – qui ont fait l’objet d’une recherche spécifique au cours de ma thèse afin d’étudier la possibilité de percevoir des changements en fonction de la distance à la tête. Je dois remercier ici l’Atelier des Vertugadins, qui a été un partenaire précieux dans la création du dispositif. »

Un dispositif qui, à la connaissance de Claire Richards du moins, est unique au monde, par les zones du corps stimulées, mais aussi par la possibilité de couvrir un vaste ambitus de fréquences, des plus graves au plus aiguës, en isolant la perception tactile de l’audition du son.

Aujourd’hui, la chercheuse a quitté les sous-sols de la place Stravinsky et a intégré la start-up Pulse Audition, à Sophia Antipolis, pour participer au développement de lunettes auditives hautement innovantes. Destinées à des personnes souffrant de pertes auditives légères à modérées, ces prothèses les aident à discriminer le son d’une voix ou d’une conversation du bruit ambiant :

« Embarquant des micros et une IA en temps réel, intégrés dans leurs branches, ces lunettes captent le son puis le filtrent en temps réel pour ne restituer que la voix. » Un dispositif aux applications plus pratiques qu’artistiques, donc, et qu’elle sera la première à bêta-tester. Elle n’en demeure pas moins en contact étroit avec Alberto Gatti et l’équipe Perception et design sonores si le besoin se faisait sentir : « Je ne suis plus présente, ce qui ne m’empêche pas de suivre leurs avancées et de rester disponible en cas d’interrogation sur le fonctionnement du dispositif. Mais celui-ci est aujourd’hui abouti : son développement est terminé. Pour moi du moins. Peut-être un autre prendra-t-il le relais ? »

« Je suis toutefois très curieuse de voir ce qu’Alberto fera et quelle musique il composera. Lorsque nous avons travaillé ensemble au cours de ma thèse, il a eu le temps de comprendre le dispositif et de le tester. Il a même pu composer de superbes petites études audio-tactiles, mais ce n’était qu’un début. Je suis ravie que cette résidence lui donne plus de temps pour composer réellement, et développer son imaginaire musical, via le harnais multimodal. »
Du temps, donc, pour concrétiser ce dont Claire Richards rêve depuis son enfance : une musique écrite pour le corps.


Propos recueillis par Jérémie Szpirglas