L’enjeu philosophique soulevé par la révolution numérique est celui d’une possible déshumanisation de l’agentivité. Les progrès de l’intelligence artificielle conduiraient à une nouvelle forme non-humaine d’agentivité. L’opacité qui entoure l’emploi de techniques d’apprentissage profond, ferait alors courir le risque d’une incommensurabilité entre l’agentivité humaine et l’agentivité algorithmique, et par voie de conséquence conduit à l’implosion du concept même d’agentivité. Selon une hypothèse alternative, l’emploi massif d’intelligences artificielles ne conduit pas à une déshumanisation de l’agentivité, mais plutôt à de nouvelles formes de distribution de l’agentivité, entre agents humains et non- humains faisant jouer un rôle prédominant à des artefacts informationnels. La nouveauté ne serait pas tant une déshumanisation, qu’une distribution plus poussée de l’agentivité.
L’IA musicale fournit une collection d’exemples plus ou moins spectaculaires d’algorithmes capables de composer ou d’improviser de la musique comme (ou presque comme) le font des compositeurs et des improvisateurs humains. Ce genre d’exemples joue souvent un rôle central chez ceux qui mobilisent le thème de la déshumanisation, soit pour alerter contre la menace de notre remplacement par des algorithmes, soit pour nous rassurer en montrant que les algorithmes ne sauraient être des « artistes authentiques ». C’est donc un terrain particulièrement utile pour tester l’hypothèse opposée qui est celle de la redistribution. Comme la sociologie de l’art l’a bien mis en évidence, la création artistique est une entreprise éminemment collective, de sorte que l’idée d’une mise en concurrence de Ludwig van Beethoven par un algorithme comme sujet individuel et autonome de création musicale se fonde sur la prémisse erronée selon laquelle l’activité de composer de la musique est une activité homogène d’un seul et unique agent. Au contraire, de nombreuses capacités et ressources hétérogènes sont mises en jeu, et il est banal de remarquer que certaines d’entre elles (réaliser une partie d’accompagnement étant donné une basse chiffrée, par exemple) peuvent être confiées à un élève ou, pourquoi pas, à un algorithme convenablement programmé. Ce qui est beaucoup moins clair, de ce point de vue, c’est la manière dont le complexe d’activités qui sous-tendent un processus créatif peut être décomposé et redistribué entre des agents humains et des artefacts informationnels.
Le projet se dédouble en un versant théorique, et un versant empirique. Sur le plan théorique, la difficulté est de parvenir à penser la composition d’une agentivité créative à partir de composants non agentiels ou non créatifs. L’hypothèse directrice est que ce problème peut être résolu au sein d’une théorie de l’agentivité créative distribuée. Sur le plan empirique, il s’agit d’ouvrir la boîte noire des algorithmes créatifs, par des études de terrains focalisée sur des projets d’IA musicales, incluant en particulier le projet OMax et ses dérivés à l’Ircam.
Équipe Ircam : Analyse des pratiques musicales