Création
Actualité

Judith Deschamps 4/4 : La Mue

Le blog des résidences artistiques

C’est le propre de la recherche, qu’elle soit artistique ou scientifique, et peut-être ce qui la rend si fascinante : on sait ce qu’on cherche, beaucoup plus rarement ce qu’on trouvera. En l’occurrence, au fil de sa résidence en recherche artistique à l’Ircam, Judith Deschamps s’est surprise d’une ambition qu’elle n’avait jamais réellement eue auparavant : réaliser un film. Ainsi commence La Mue, conte vidéographique parfaitement inattendu, une nouvelle « mue » du projet encore en cours de fabrication.

Quand elle arrive dans les sous-sols de l’Ircam pour concrétiser ce projet qu’elle caresse depuis tant d’années – recréer l’aria Quell’usignolo che innamorato de Geminiano Giacomelli, que Farinelli a pu chanter au roi Philippe V d’Espagne –, Judith Deschamps avait certainement une petite idée (partielle sans doute, mais une petite idée quand même) de ce que cela impliquait : elle avait conscience du long et laborieux travail qui l’attendait avec les scientifiques de l’institut, elle imaginait bien qu’il lui faudrait s’immerger dans toutes ces histoires d’intelligence artificielle et d’apprentissage profond, elle soupçonnait également qu’il lui faudrait se pencher sur les aspects proprement musicaux de la partition pour gérer au mieux les multiples sessions d’enregistrement et s’emparer de la matière que la machine lui fournirait. En revanche, ce à quoi elle ne s’attendait pas, c’était la richesse des rencontres humaines qui ont accompagné le processus : avec les chercheurs de l’Ircam, et les chanteuses et chanteurs.


©Judith Deschamps

« Ces rencontres m’ont touchée et, avec elles, certains récits intimes que l’histoire de Farinelli et la nature même du projet suscitaient chez ces personnes que je côtoyais au quotidien, se souvient Judith Deschamps : des récits et des voix qui ne sont plus audibles dans le chant que nous recréons au sein de ma résidence en recherche artistique. Comme dirait Emmanuel Levinas, ces rencontres et ces visages « ont fait irruption ».

Ils m’ont déplacée et ont transformé les intentions premières du projet. Par ailleurs, l’univers de l’Ircam m’a inspirée – cet univers souterrain, un peu secret, sillonné de couloirs et de passages, avec ses laboratoires, ses studios, ses bureaux feutrés… »
Ainsi est donc née l’idée d’un film, encore en production – qui prend la forme d’un conte vidéographique. Un conte que l’on pourrait presque qualifier de picaresque : en revisitant l’histoire du castrat et du monarque, le film retrace de manière elliptique l’histoire du projet lui-même (cette « mue », par l’IA, de toutes les voix dont elle se nourrit pour recréer l’aria de Farinelli). Ce faisant, le récit se détache du réel pour mieux s’attarder sur les histoires de ses protagonistes.


©Judith Deschamps

La figure de Farinelli – comme celle du roi, du reste, et de leur étonnante relation – y devient une coquille vide dans laquelle chacun s’immisce et projette son propre vécu, sa propre « mue », renvoyant le·la spectateur·rice aux questionnements philosophiques profonds qui travaillent Judith Deschamps depuis ses débuts : le rapport au changement et à la transformation du corps, jusqu’à son passage ultime de la vie vers la mort.

« En mettant en scène différentes mues, conclut Judith Deschamps, je prends le contrepied de la vision mortifère que porte aujourd’hui le transhumanisme, et les dépassements technologiques illusoires que ce courant de pensée aspire apporter à l’humain. »

©Judith Deschamps