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Mastering hors du studio (4/5) : Cécile Le Prado

Rencontre avec Cécile Le Prado, compositrice et designer sonore

Il y a un an, nous rencontrions trois experts en design sonore, Alexander Kassberg, responsable studio à Lexter Sound Design, Andrea Cera, compositeur, et  Nicolas Misdariis, chercheur, responsable de l’équipe Perception et design sonores de l’Ircam-STMS, pour décrypter les nouvelles pratiques du mastering hors du studio.

Le mastering, que l’on définit communément comme la phase finale d'une production musicale dont le but est d’optimiser l’enregistrement et d’en assurer sa lecture sur la plupart des systèmes de diffusion, est toujours en voie de mutation. On réalise du mastering dédié selon le type de diffusion ciblée (hi-fi, tablette, smartphone, etc.), on observe des moteurs de lecture qui gèrent les corrections sur les enregistrements à diffuser sur les sites de streaming et assurent donc une sorte de post-mastering, etc.

Nous continuons cette série d’entretiens avec Cécile Le Prado, compositrice, designer sonore, et responsable de la spécialité « Conception Sonore » de l’École Nationale des Jeux et Médias Interactifs Numériques.

Pouvez-vous illustrer les circonstances qui vous poussent à utiliser d’autres supports ou quitter le studio pour mixer / faire du mastering dans des conditions spécifiques où votre musique / vos sons seront écoutés ?

Depuis plus de 30 ans, je réalise des installations sonores en relation avec l’environnement, le paysage sonore perçu et la mémoire des lieux. Je m’intéresse à l’espace capté au bout de mon micro, à l’espace transformé en studio et, enfin, à l’espace restitué au public écoutant en général dans un lieu non dédié au concert ou à une exposition, lieu à l’origine de la commande. Cette démarche m’amène à faire un modèle de la construction temporelle de mes compositions en studio et à finaliser la construction spatiale et timbrale dans le site d’écoute de l’installation. Par exemple, Guinà’ est une création pour la cour sonore du Familistère de Guise. Cette commande, de par la spécificité de son dispositif de restitution (51 haut-parleurs dans le sol) ainsi que celle de son acoustique (7’ de temps de réverbération) implique une phase de mastering in situ. Il en est de même pour Îles Éphémères, commande pour le Prieuré de la Charité-sur-Loire avec un dispositif dédié à la salle capitulaire. Cet espace est très réverbérant mais de manière tout à fait différente de la cour sonore. En effet, à Guise, la salle d’écoute est très haute avec une verrière, alors qu’à La Charité-sur-Loire, il s’agit d’un espace voûté. Pour Îles Éphémères, nous avons fait construire un dispositif de quatre haut-parleurs au centre, dirigés vers les parois de la salle capitulaire, afin de mettre en résonance les différentes voûtes. Les écoutants sont de fait à l’extérieur des haut-parleurs, entre le dispositif de diffusion du son et les parois de la salle, alors qu’au Familistère de Guise, ils sont à l’intérieur et, surtout, ils marchent inconsciemment sur les haut-parleurs.

Pendant une séance de mixage / mastering spécifique, quel(s) type(s) de transformation audio appliquez-vous à votre musique / vos sons ?

Dans les installations en multicanal, une grande partie de ma composition concerne l’écriture de comportements spatiaux des objets sonores. Ceux-ci se valident uniquement in situ au moment de cette séance de mixage : trajectoires, positionnements, vitesses de déplacement, agglomérats dans une partie de l’espace ou, au contraire, éclatements de la chorégraphie sonore. Je prépare sur le papier en dessinant : maquette pour une écoute en stéréo, puis sur un système multicanal en studio. En fait, à la sortie du studio, la charpente de la composition est prête mais elle ne tient pas compte de l’acoustique spécifique du lieu de restitution ni des effets de masquage possible liés à l’environnement sonore naturel du lieu. Ce dernier est en général peu prévisible. Je pense aux aléas de la météo, comme le son du vent ou de la pluie sur la toiture de la cour sonore à Guise, la circulation de visiteurs, les voix, les portes qui claquent ou les cloches du prieuré à La Charité. Autrement dit, cette étape finale nécessite principalement de filtrer pour rendre plus lisibles les mouvements des objets sonores, d’équilibrer les rapports sons directs et sons réverbérés et donc de clarifier la manière dont le son se détache dans l’espace. Suite à cette étape de mixage spécifique in situ, il arrive fréquemment que je supprime certains objets sonores ou certaines trajectoires qui me semblent inutiles.

Guinà’ © Familistere de Guise

Pensez-vous qu’une forme d’écoute dédiée soit nécessaire pour cette pratique ?

Une écoute dédiée est indispensable afin de repartir pratiquement de zéro, oublier ce que l’on a préparé en studio pour entendre ce que le site nous propose. Comment pouvons-nous éclairer à la fois le lieu par notre proposition sonore et à l’inverse comment l’acoustique du lieu et ses aléas peuvent nous aider à révéler l’essentiel de la composition.

Ce type d’opération(s) a-t-il modifié votre façon de travailler en général ?

J’ai toujours été attentive à la notion d’œuvre ouverte et aux espaces non dédiés, souvent espace public, non « protégés », incluant une étape finale d’implémentation in situ. Cette étape, je la vois maintenant comme la chance offerte de ne garder que l’essentiel. J’ai appris peu à peu à lâcher prise et à accepter que se révèle une autre présence de la composition initiale au profit de cet échange avec le lieu.

Comment vous adaptez-vous aux variations éventuelles des caractéristiques d’écoute du lieu ou support spécifique de diffusion comme, par exemple, différents types d’environnement autour de l’auditeur (présence d’autres personnes, bruits de fond variables, musiques additionnelles…) ?

Dans la plupart des cas, l’environnement naturel du lieu ou l’on va s’installer est connu dès le départ. J’essaie de ne pas travailler contre mais avec, acceptant qu’à certains moments des fragments de la composition se mêlent à l’environnement naturel jusqu’à possiblement disparaître. C’est particulièrement vrai pour des espaces extérieurs, lieux publics comme les jardins où les données climatiques, les flux de passants ou de circulations sont imprévisibles. C’est aussi le cas en intérieur dans des lieux non dédiés avec une autre activité comme la cour sonore du Familistère de Guise, le prieuré de La Charité-sur-Loire ou encore les cabines d’essayages des Galeries Lafayette du Prado à Marseille. Dans ce dernier lieu, le projet Escales a fait appel à cinq compositrices pour la création de portraits sonores de ports autour du bassin méditerranéen. Chaque composition est donnée à entendre sous forme d’une installation multicanal dans un pôle, regroupement de 3 à 7 cabines d’essayage. Le son est diffusé par des douches sonores, haut-parleurs intégrés au plafond. Bien qu’étant un espace un peu à l’écart de l’ensemble du magasin et n’étant pas couvert par la musique d’ambiance, il existe une certaine porosité acoustique de part les tentures séparant les cabines. Par ailleurs, les échanges entre les clients et le personnel du magasin font partie du lieu. J’ai installé « Massilia, carnet de bord » dans ce contexte et en parfaite connaissance des contraintes. C’est justement pour cette proposition d’écoute inhabituelle que ce projet est né.

Il est très difficile de se mettre à la place d’un écoutant, d’anticiper ou son attention va se porter, quelle image mentale au moment de son écoute va émerger. Pour toutes ces raisons, chaque écoute est différente.

Photo 1 : Cécile Le Prado © DR
Photo 2 : Guinà’ © Familistere de Guise.PG

Îles Ephémères © Cécile Le Prado & Manuel Poletti