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La mue de la musique - Janus 2024

Entretien avec Justina Repečkaitė et Jug Marković, dont les dernières compositions seront jouées lors du concert Janus le 27 avril prochain à l'Ircam, en partenariat avec le Centre de musique baroque de Versailles.

Quelle connaissance et, le cas échéant, quelle pratique avez-vous de la musique ancienne et plus particulièrement du baroque français ? Cette éventuelle pratique a-t-elle eu une influence sur votre approche de la composition en général ?

Justina Repečkaitė : J’ai chanté toute ma vie, d’abord dans un ensemble folklorique, puis dans la chorale de l’école de musique, et finalement dans celle d’une église. En Lituanie, le chant est très présent : beaucoup de gens chantent dans des chœurs ! En ce qui concerne la musique ancienne, j’ai suivi des cours de musique médiévale à la Sorbonne et au Conservatoire de Paris, notamment sur les polyphonies improvisées. C’est là que j’ai rencontré Patrick Wibart (qui joue du serpent dans ma pièce en création dans le cadre du concert Janus !). Dans la classe de Raphaël Picazos, j’ai eu la chance d’analyser des manuscrits, en particulier de l’ars subtilior, qui constituait l’avant-garde des XIVe et XVe siècle, qui m’ont donné le goût pour les proportions (rapports numériques) dans la musique. La musique médiévale influence depuis longtemps mon écriture notamment parce que je suis très sensible à l’idée de Boèce, « la musique – un chiffre qui sonne ».

Jug Marković : Je suis passionné de musique baroque depuis bien longtemps. Elle représente une portion significative de la musique que j’écoute et, même en dehors du projet Janus, constitue une source d’inspiration inépuisable depuis des années.

Justina Repečkaitė © Marije van den Berg

Justement, quelle relation entretenez-vous de manière générale avec le répertoire dans le cadre de votre métier de composition ?

J.R. : Pour moi, l’important est d’avoir un style propre et reconnaissable. Je n’aime pas faire de références directes à d’autres musiques. Mais, étant donné que j’ai étudié la composition en Lituanie et en France, on entend dans ma musique des influences profondes de ces deux pays. La musique traditionnelle lituanienne, comme les Sutartinés (chants polyphoniques chantés uniquement par les femmes, en canon strict en secondes parallèles, reconnus comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco), la musique répétitive, l’ars subtilior, ou encore la musique spectrale pour ne citer que quelques influences.

J.M. : La ou les traditions jouent un rôle important dans mon travail. J’essaie moi aussi d’éviter les références les plus évidentes à des artefacts du passé, mais je cherche diverses manières d’entrer en relation avec elles. Les assumer, les admirer et leur rendre hommage (et non m’y opposer) : voilà quelques-unes des forces motrices de mon travail de compositeur. Au cours de la composition, je n’aborde ni mon travail ni le répertoire de manière formaliste ou positiviste. Je n’analyse pas mais laisse la musique que j’aime et que j’admire m’influencer à un niveau subconscient. En d’autres termes, je cède à l’intuition et à l’impulsion.

Jug Markovich © Ben Vieaperlata

Qu’en est-il de la composition de la pièce en création dans le cadre du concert Janus ?

J.M. : Abstraction faite du lien évident que suggère son titre (Stabat Mater), la pratique de la musique ancienne a en effet influencé ce nouveau travail – mais pas directement. Comme je viens de le dire, je préfère laisser mes inspirations m’influencer de manière plus subconsciente et mystérieuse plutôt que de les explorer de manière analytique et systématique. Cependant, j’ai décidé de respecter certains principes techniques hérités de la pratique baroque. Premièrement, le chœur est constitué de 5 voix (a cinque), la configuration la plus courante du baroque français : sopranos, contraltos, ténors, barytons et basses. Il n’y a pratiquement aucune déviation ni aucune division. Deuxièmement, la viole de gambe est utilisée comme instrument de continuo pour soutenir la ligne de basse. J’ai eu le sentiment qu’il était important de créer un environnement familier pour les chanteurs du Centre de musique baroque de Versailles, et de rechercher la force de la collaboration pour les aider à faire ce qu’ils font de mieux sans m’opposer ou nier leurs méthodes déjà établies.

Justina, vous avez quant à vous tenu à inclure en accompagnement de votre Muë un instrument non seulement ancien, mais peu connu encore aujourd’hui : le serpent…

J.R. : Oui, le serpent est un instrument fort original ! On a coutume de le comparer à la voix humaine. Fait en bois recouvert de cuir, on l’a mis dans la famille des cuivres à cause de son embouchure. À partir du XVIe siècle et pendant presque quatre siècles, il est fréquemment utilisé dans les églises françaises. Vers le milieu du XIXe siècle, le manque d’interprètes et un changement de goût va le détrôner au profit de l’orgue de chœur. S’il est si oublié aujourd’hui, c’est peut-être à cause de la critique assez dure qu’Hector Berlioz, qui l’a quand même inclus dans sa Symphonie fantastique, a faite de lui dans son traité Traité d’instrumentation et d’orchestration. Le serpent a été abandonné sous prétexte qu’il était faux et avait un timbre horrible. En réalité, il s’agit d’un instrument très difficile à maîtriser. Jouer d’un instrument aussi ancien, même pour des musiciens jouant d’autres instruments de la famille des cuivres, n’a rien de naturel.

Les chantres du CMBV © Morgane Vie

Comment avez-vous abordé la composition de l’œuvre, dans ce contexte ? Avez-vous échangé avec les Pages et les Chantres ?

J.R. : J’ai choisi d’écrire pour les enfants après avoir trouvé l’idée de la mue de la voix. Puis j’ai eu une opportunité unique d’écouter comment sonne une voix en train de muer, car le CMBV continue à inclure les enfants dont les voix changent : en dépit de l’instabilité, ils continuent à chanter dans certains registres. Ce fut une expérience émouvante, car je m’intéresse aux sons fragiles, au contraste entre les sons brillants et « parasités », aux timbres inattendus. Non seulement les Pages ont des voix divines, mais ils sont ouverts aux propositions timbrales qu’ils expérimentent sans peur et en s’amusant. Ce fut aussi un privilège pour moi de les aider à se former une opinion sur la musique contemporaine !

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas