Recherche
Actualité

Le son, matériau de design

L’équipe Perception et design sonores de l’Ircam se consacre aux sons d’objets de la vie quotidienne. Comment les créer pour que les utilisateurs entendent les intentions des créateurs ? Une recherche éclairée par l’avancée des connaissances sur la perception des sons.

Comment définissez-vous le design sonore ?
Il y a plusieurs manières de le faire, car le design sonore a des champs d’application très divers, de la composition de musique pour un lieu public à la création du son d’un objet industriel, en passant par la mise en sons de films. À l’Ircam, nous nous concentrons sur la création sonore appliquée à des objets, avec l’idée directrice que le design sonore doit « rendre des intentions audibles ». Nous nous inscrivons aussi dans la lignée de Louis Dandrel, l’un des fondateurs du design sonore en France, pour lequel il s’agit de considérer le matériau sonore comme un élément de design au même titre que la matière, la couleur ou les volumes. Si l’on retient l’expression du designer et professeur Alain Findeli, selon lequel le design consiste à « améliorer l’habitabilité du monde», nous pouvons dire que quand nous faisons du design sonore, nous essayons de rendre les choses plus agréables, plus vivables et plus fonctionnelles grâce au médium sonore.

Le nom de votre équipe est « Perception et Design sonores ». Pourquoi avez-vous jugé indispensable d’associer les deux ?
La colonne vertébrale de notre activité est l’articulation entre des recherches fondamentales en perception auditive et des applications en design sonore. Nous développons des connaissances sur la manière dont notre système auditif et notre système cérébral intègrent les sons que nous recevons. Et nous les utilisons pour déduire des règles de création sonore et élaborer des chartes de fabrication des sons pour des objets particuliers. Par exemple, d’un point de vue purement perceptif, deux sons émis simultanément peuvent entraîner, en fonction de leurs caractéristiques, des phénomènes de masquage, de rugosité ou encore de modulation dans la perception auditive. Lorsque l’on crée des sons, il faut tenir compte de ces phénomènes, pour les utiliser ou pour les éviter.

Donc les chercheurs en sciences cognitives de votre équipe sont aussi des créateurs de son ?
Nous sommes plutôt des scientifiques. Nous faisons des recherches en psychoacoustique, en psychologie expérimentale et en psychologie cognitive sur la question du sonore. Quand nous menons un projet en design sonore, nous nous associons avec un compositeur ou un designer sonore, auquel nous livrons une partie de nos connaissances scientifiques et que nous accompagnons dans la phase de création.

Même pour designer le son d’un objet très commun, il faut toujours une part de création artistique ?
Oui, l’association entre recherche et création, entre chercheurs et compositeurs, est pour nous indispensable. La création de sons ne peut pas être automatisée. En tout cas, pas dans l’état actuel des choses. Peut-être, dans un avenir lointain, disposerons-nous de modèles du monde sonore suffisamment performants pour le faire, mais je n’en suis vraiment pas certain. En outre, cela appauvrirait le processus créatif. Le travail avec un compositeur est toujours très enrichissant. Il apporte sa sensibilité artistique et ses idées, et nous faisons en sorte de l’inclure dans toutes les phases du projet. Ce n’est pas une sorte de prestataire qui interviendrait ponctuellement pour créer des sons à une étape du projet. Il travaille avec nous dès le départ, et il intervient aussi sur la formalisation des problèmes.

Comment cela se traduit-il dans les projets que vous menez actuellement  ?
Nous avons des projets de différentes natures, de la recherche fondamentale à la création appliquée. Du côté recherche fondamentale, nous contribuons par exemple au projet européen SkAT-VG (pour Sketching Audio Technologies using Vocalization and Gesture). Il s’inscrit dans le cadre général de l’étude des méthodes de création en design sonore. Les partenaires de SkAT-VG sont partis du constat qu’il est difficile d’exprimer ou de transmettre des idées dans les projets de design sonore. Dans les projets de création visuelle, les architectes ou les graphistes réalisent souvent des croquis pour esquisser des idées. Nous nous sommes demandé si nous pourrions transposer cette notion de croquis dans le domaine sonore. Nous étudions d’abord les façons dont on pourrait le faire en utilisant des imitations vocales et gestuelles, et aussi ce que cela implique du point de vue des possibilités humaines et technologiques. Nous voulons aussi étudier les répercussions de telles méthodes sur la créativité.

En pratique, comment cela fonctionnerait-il ?
Imaginons que je sois un designer sonore face à un client. J’ai un son en tête, qui pourrait répondre à sa commande, et je veux lui communiquer cette idée, que nous échangions dessus, que nous la raffinions. Je peux utiliser ma voix et des gestes pour imiter ce son. Les objectifs de SkAT-VG sont d’étudier cette production vocale et gestuelle du point de vue perceptif et cognitif, de la coupler à une intelligence artificielle qui l’interprétera et la transformera en modèle de synthèse sonore, et enfin de la livrer à des cas d’étude de design sonore pour évaluer la faisabilité et l’applicabilité. De la même façon qu’un architecte peut gommer à volonté des parties de son croquis et les redessiner autrement, nous voulons, grâce à la modélisation, donner au designer sonore des paramètres de contrôle et d’ajustement du son pour qu’il puisse le modifier à partir de son esquisse de départ. Nous devons donc étudier la capacité de l’être humain à reproduire des sons, qu’il a entendus ou qu’il a en tête, avec sa voix et avec ses gestes. Et, dans un deuxième temps, nous devons trouver le meilleur type de modèle numérique pour encoder ce croquis sonore et le faire évoluer. À terme, nous espérons qu’il y aura un outil issu de ces travaux dans les agences de design sonore. Mais ce projet-ci ne vise que la mise au point de prototypes, qui nous permettent de tester nos hypothèses, y compris auprès de praticiens : nous travaillons avec des designers sonores pour vérifier l’opérabilité et l’efficacité de telles interfaces.

Et en ce qui concerne les projets appliqués ?
Je peux donner l’exemple, assez différent, de la création de sons pour des voitures, en partenariat avec Renault. Il y a quelques années, nous avons travaillé sur le design sonore de la voiture électrique Zoé. Aujourd’hui, nous nous intéressons aux voitures autonomes, sans conducteur. La voiture électrique, c’est un objet silencieux dans un milieu urbain bruyant, ce qui pose des problèmes de sécurité : on ne perçoit pas sa présence. Nous avons créé les sons de ce véhicule avec le compositeur italien Andrea Cera, en tenant compte des contraintes   techniques et réglementaires, et aussi du souhait du constructeur de les utiliser comme supports de son identité de marque. Dans un tel projet, faire du design sonore, c’est créer des sons qui ne soient pas de la  pollution sonore.

Quelle est la problématique pour le véhicule autonome ?
Les constructeurs automobile créent un nouvel usage: nous pourrons rouler à 80 ou 100 kilomètres à l’heure dans un véhicule pendant que nous lirons, discuterons, regarderons des films ou jouerons à des jeux vidéo. Notre perception visuelle sera occupée a priori par d’autres choses que la surveillance du véhicule, mais nous aurons quand même besoin d’indices qui nous assureront que le véhicule exécute des actions normales, qu’un changement de direction a été fait sous contrôle par exemple. Le son est particulièrement pertinent pour cela. Mais quelle forme faudrait-il donner au son pour transmettre de telles informations, avec quelle cadence, avec quelle temporalité ? C’est ce que nous étudions en ce moment.

Votre travail n’est pas utilisé dans des concerts ou dans des spectacles, mais peut-on quand même écouter vos productions ?
Sur le site du projet SkAT-VG, on peut entendre en particulier les résultats d’un atelier au cours duquel nous avons mis à l’épreuve un prototype de notre outil de design sonore avec cinq professionnels. Ils avaient pour mission de faire une installation sonore pour accompagner des oeuvres plastiques monumentales. Et à chaque fois que vous croisez dans la rue une Zoé de Renault, vous entendez le son qu’a composé Andrea Cera dans le cadre de notre travail sur ce véhicule.

Propos recueillis par Luc Allemand, journaliste scientifique